Urville-Nacqueville (France): Sous la plage, les Gaulois

INRAP

Source - https://www.inrap.fr/sous-la-plage-les-gaulois-16065

Une fouille programmée sur la plage d'Urville-Nacqueville (Cotentin, Manche), aux portes de la presqu'île de La Hague, a révélé les vestiges d'un établissement artisanal et commercial particulièrement prospère de l'âge du Fer (entre 120 et 80 avant J.-C.). Archéologue à l'Inrap, Anthony Lefort qui a dirigé la fouille, l'exposition et l'ouvrage collectif Le Peuple des dunes, des Gaulois sous la plage, revient sur les étonnantes particularités de ce village gaulois implanté sur le littoral.

045 1Vue aérienne - Olovier Morin / INRAP

La fouille du site d’Urville-Nacqueville se déroule sur l'estran. Cela suppose-t-il un montage particulier ?

Anthony Lefort : Il s’agit d’une fouille programmée que nous avons menée entre 2009 et 2017, avec le concours de la Drac Normandie, du Conseil départemental de la Manche et aussi du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM), car cette fouille a la particularité de se dérouler sur l’estran, qui se situe au début de la juridiction du DRASSM. Quand nous avons commencé à fouiller le site, le statut de ces fouilles était encore mal défini. C’est la raison pour laquelle nous avons d’abord fouillé avec des autorisations du Service régional de l’archéologie (SRA) qui gère les fouilles terrestres. Le DRASSM est intervenu en 2010-2011. Depuis, il a enclenché une politique volontaire sur l’archéologie de l’estran qui est en plein développement du fait de l’érosion du littoral. Le site d’Urville-Nacqueville a grandement participé à cette prise de conscience.

Ces fouilles sur l’estran exigent-elles une méthodologie particulière ?

Anthony Lefort : Nous recourons à des techniques classiques d’investigation mais les fenêtres d’intervention sont dictées par le calendrier des marées et toutes les contraintes liées à l’eau. Ces contraintes ont par le passé conduit à des opérations de faible ampleur, de 100 à 200m2 maximum. Il y avait eu ainsi une tentative de fouille dans les années 1990, sur 100 m2 seulement, grâce à un mécénat de la Cogema. Un système d’enrochement très onéreux et des systèmes de pompage très lourds avaient alors été mis en place, pour des résultats très limités qui n’engageaient pas vraiment à poursuivre les opérations sur le site. En 2009, j’ai obtenu l’autorisation de faire des sondages qui se sont avérés positifs. Surtout nous avons su démontrer que la fouille ne nécessitait pas de mettre en place une importante logistique. Alors que pour avoir la maîtrise du terrain, on avait toujours privilégié des fenêtres de faible ampleur, nous sommes partis au contraire de l’idée de réaliser des décapages importants, de plusieurs milliers de m2 car une grande fenêtre de fouille va se remplir d’eau beaucoup moins rapidement et apporter beaucoup plus de données archéologiques. Ce sont des opérations difficiles sur le plan physique, car ces interventions en milieu humide nécessitent de drainer le sol en permanence et les pelletées de sable mouillées sont beaucoup plus lourdes que des pelletées de limon sec, mais non sur le plan logistique. Nous faisions en sorte de fouiller en dessous d’un coefficient de marée de 80, de manière à être au-dessus des marées hautes. Pour résister à la marée, nous avons construit avec la pelleteuse une digue en sable que nous avons ensuite recouverte d’une bâche d’ensilage qui provenait d’une ferme voisine. Ce sont des solutions très simples mais elles nous ont permis d’étirer une campagne de fouille sur 20 jours consécutifs, au lieu de trois ou quatre jours. Les vestiges sont situés sous la couverture de sable superficielle, variable selon les années, de 30 cm à 1 m de recouvrement de sable. D’une campagne à l’autre, nous ne prenons pas de précautions particulières autres que de disposer un géotextile entre les vestiges et le sable superficiel de la plage dans la mesure où ce dernier enveloppe parfaitement les vestiges et les préserve parfaitement entre deux fouilles.

Quelle est la particularité de ce site ?

Anthony Lefort : Ce site a été occupé très brièvement, dans l’intervalle de deux à trois générations, entre 120 et 80 avant J.-C., avant la romanisation. Nous sommes sur le territoire des Unelles. Sa particularité est d’avoir été impliqué dans les réseaux d’échanges maritimes du nord-ouest de l’Europe, notamment entre le nord du Cotentin et le sud de l’Angleterre. Il existe un site emblématique du commerce transmanche à Hengistbury Head, près de Bournemouth, dans le Dorset, reconnu comme le principal port de commerce à la fin de l’âge du Fer dans le sud-centre de l’Angleterre. Le site d’Urville-Naqueville a été repéré, lui, à la fin du XIXe siècle, suite à diverses tempêtes, phénomènes d’érosion et travaux d’aménagements. Les objets récupérés alors avaient été versés dans des collections publiques, en l’occurrence le muséum Emmanuel Liais à Cherbourg. Plus de 100 ans après, j’ai pu m’appuyer sur ces collections publiques pour émettre l’hypothèse d’un village littoral impliqué dans le commerce maritime avec le sud de l’Angleterre.

Quels types d’échanges avez-vous mis en évidence ?

Anthony Lefort : C’est le site continental qui illustre peut-être le mieux la part matérielle des échanges avec l’Angleterre à cette époque-là. Dans le domaine économique, il s’agissait d’importations de matières premières, comme le plomb, la craie, le lignite, qui sont des matériaux importés du sud de l’Angleterre et qui n’ont pas vocation à laisser des traces matérielles. Par exemple, le plomb est censé être refondu après. Sur le site, nous avons trouvé des petites billes de plomb raffiné, vraisemblablement conditionnées pour des petits travaux de métaux à alliage cuivreux, comme la bijouterie.

Nous avons également découvert des pièces de monnaie gauloises en or, qui sont les monnaies préférentielles utilisées dans ce secteur de la Manche pour le commerce maritime. En effet, à cette époque, les Bretons (Anglais) ne frappent pas de monnaie mais utilisent des monnaies continentales.

On a découvert sur le site de nombreux anneaux de schiste. Quelle était la fonction de ces anneaux ?

Anthony Lefort : Ce sont ces anneaux de schiste qui ont attiré l’attention sur le site d’Urville-Nacqueville au début du XXe siècle. Au gré des tempêtes et des marées, le site en a délivré une grande quantité qui ont rejoint le musée de Cherbourg. À l’époque, on ne savait pas encore qu’il s’agissait d’ébauches de bracelets en lignite. Tout le monde s’accordait sur le fait qu’il s’agissait d’une variété de schiste, qui ne correspondait à aucune variété locale et qui était importée, mais dont la forme posait question. S’agissait-il de proto-monnaies sur le modèle des pierres percées du Pacifique ? de supports de vase ? de bracelets très primitifs ?... C’est Georges Rouxel qui, dans les années 1900-1910, a réalisé plusieurs fouilles sur la plage et récolté de nombreux anneaux supplémentaires qui a compris que ces derniers s’inscrivaient dans une chaîne opératoire complète. En effet, il avait mis au jour des ébauches très sommaires jusqu’à des anneaux très affinés, voire des bracelets finis. C’est lui qui a compris qu’il s’agissait de chutes liées à la fabrication de bracelets, un artisanat spécialisé tel qu’il s’en développe à la fin de l’âge du Fer, de la fin du IIe siècle au Ier siècle avant J.-C. Ce n’est pas une découverte anodine qu’un atelier qui se spécialise dans la transformation d’un matériau qui est absent localement.
D’où vient ce matériau ? Il se trouve que les gisements de lignite les plus proches se trouvent en Angleterre, dans la baie de Kimmeridge qui fait face au Cotentin. C’est Pierre-Rolant Giot, professeur d’archéologie à l’université de Rennes, qui proposé pour la première fois de relier ces gisements britanniques aux bracelets en lignite trouvés en Armorique, sachant que dans la baie de Kimmeridge et dans tout le Dorset on trouve beaucoup de témoins de cet artisanat,. Urville-Nacqueville est le seul atelier connu en Armorique, voire dans tout le nord de la Gaulle.

Récemment nous avons la chance incroyable, qu’un ami pêcheur et archéophile remonte à la surface des anneaux de lignite au cours de différentes sorties de pêche à la coquille au cœur de la Baie de Seine entre le Cotentin et l’Angleterre. Une douzaine ont été ainsi trouvés en plein milieu de la Manche, provenant probablement d’épaves qui n’existent plus, mais dont les cargaisons sont dispersées dans la mer. Nous disposons désormais de la preuve matérielle que ce lignite traversait la Manche sous cette forme déjà ébauchée de gros donuts ou de disques épannelés. Je pense que la mise en forme en anneaux grossièrement façonnés avait pour but de garantir la conformité du matériau, le fait que le bloc était propre à faire des bracelets, que l’artisan n’allait pas être gêné par une veine ou une inclusion quelconque risquant de briser l’anneau en deux au moment du façonnage.

Avez-vous mis en évidence des échanges de type plus culturels ?

Oui, ces échanges sont démontrés par exemple par des bâtiments circulaires sur le site qui s’inscrivent dans une tradition architecturale plutôt insulaire britannique. Nous avons aussi découvert un vase qui, dans sa forme, est typiquement britannique, alors que les analyses pétrographiques ont démontré qu’il était réalisé en argile locale. Ce sont deux exemples de transferts culturels. Nous avons également mis au jour dans la nécropole des sépultures qui sortent de la norme, puisque les adultes sont incinérés et les enfants inhumés, avec une exception : une poignée d’adultes qui sont inhumés, mais dans une position particulière, les membres inférieurs fléchis, une pratique qui a disparu en Normandie occidentale depuis le IIIe siècle, mais qui est la norme dans le Dorset et les comtés qui font face au Cotentin. Ces défunts n’occupent pas un secteur particulier de la nécropole, mais sont vraiment mélangés au reste de la population, ouvrant l’hypothèse de mariages entre Bretons et Gaulois. Les études ADN et isotopiques (strontium notamment) portées par Claire Elise Fisher à l’université d’York pourront peut-être le confirmer. Nous serions devant une population mixte. Les Bretons seraient installés sur ce site gaulois pour défendre leurs intérêts commerciaux, comme dans tout secteur portuaire, mais pas sur le modèle du « comptoir » impliquant le contrôle local par une population étrangère. Cette mixité aurait été suffisamment harmonieuse pour que ces Bretons aient le droit d’accéder à la nécropole.

Ce cas est-il isolé ?

Anthony Lefort : Nous montons actuellement un projet collectif de recherche (PCR) avec des partenaires des îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. En août prochain, sur l’île anglaise d’Aurigny, nous fouillerons une nécropole des cinq derniers siècles avant notre ère, avec des tombes anciennes du Hallstatt final/Tène-ancienne et des sépultures à crémation qui sont contemporaines du site d’Urville-Nacqueville à la toute fin de l’âge du Fer. Nous allons également faire analyser les restes osseux pour voir si l’on ne peut pas mettre en évidence d’éventuels liens familiaux, puisque la céramique qui sert pour les urnes funéraires nous renvoie exactement aux mêmes traditions. Concernant les périodes plus anciennes, du Ve-IVe siècle avant J.-C., on trouve des sépultures à inhumation richement dotées. Les défunts sont équipés de parures comme des torques, des bracelets, des anneaux de cheville, qui sont en tous points identiques à ceux que l’on retrouve dans les grandes nécropoles de cette période comme par exemple celles d’Eterville « Les Lilas » ou de Blainville-sur-Orne fouillées par nos collègues Ivan Jahier et Roland Le Guévellou. Il existe des liens manifestes entre cette frange occidentale de la Normandie, les îles anglo-normandes et le sud de l’Angleterre.

Qu’a-t-on découvert encore sur le site ?

Anthony Lefort : D’un point de vue plus anecdotique, nous avons découvert le premier bâton de jet ou « boomerang » gaulois, le premier que l’on découvre dans le monde celtique. Des mentions antiques semblent l’évoquer. La cateia notamment est une arme de jet en bois souple censée tourner sur elle-même et revenir vers le lanceur. Nous avons aussi mis au jour divers ossements de baleine, des côtes et des vertèbres disséminées au sein de l’habitat et qui, selon notre archéozoologue Patrice Méniel, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l'âge du Fer, correspondent à un seul individu. Cela écarte l’hypothèse d’une chasse à la baleine gauloise et semble plus raisonnablement illustrer un échouage. C’est un événement très limité dans le temps, mais qui a dû marquer la mémoire collective de ce village.  En effet, il signifie une arrivée soudaine de ressources abondantes. Les os peuvent être utilisés pour la tabletterie, la graisse pour la conservation des denrées et l’éclairage. La viande peut être conservée par salaison et fumaison pendant des mois, voire des années. Justement, les os portent des traces de feuilles de boucher et de haches qui ont servi au prélèvement de la viande et à l’équarrissage de la carcasse, ainsi qu’au débitage d’objets dont on n’a en revanche perdu la trace.

Sait-on pourquoi cette occupation s’est arrêtée à l’âge du Fer ?

Anthony Lefort : Non, nous n’avons pas pu le mettre en évidence. Il n’y a pas de traces de destructions violentes. Cet abandon est peut-être lié à des possibilités portuaires moins bonnes du fait d’une légère remontée du niveau marin, ou bien, sur un plan plus large, à l’émergence d’un habitat groupé dans le secteur de la ville de Cherbourg qui précédera la future ville romaine de Coriallo. Nous avons peu de données encore sur la ville de Cherbourg, sinon un diagnostic récemment réalisé par Laurent Paez qui touche les premiers niveaux de la ville de Cherbourg, lesquels semblent coïncider avec l’abandon du site d’Urville. Toutefois, cela ne signifie nullement que le site d’Urville-Nacqueville ait été le port du nord Cotentin. Comme sur le littoral méditerranéen, on trouve des ports tous les 10 km.