Une spécialiste de Néandertal « pessimiste sur notre avenir » Part.2

 

Entretien Part.2

Sur votre site, en Ouzbékistan, vous travaillez sur quoi ?

Nous sommes notamment en quête de cette transition entre Néandertal et les premiers Sapiens en Europe.

Dans le site d'Obi-Rakmat, daté entre 60 000 et 50 000 ans, on a découvert un type d'industrie particulier, qui ne correspond ni à celui des Néandertaliens, ni à celui des premiers hommes modernes, si ce n'est à celui qu'on trouve plus tard, dans la phase de transition, entre 43 000 et 36 000 ans, en Europe plus occidentale.

De leur côté, les paléoanthropologues américains ont conclu que les dents exhumées sont plutôt néandertaliennes, et la calotte crânienne plutôt Sapiens. Les généticiens ont prouvé l'an dernier qu'il y avait entre 1% et 4% de gènes néandertaliens chez les Eurasiatiques actuels et que le croisement entre des Néandertaliens et des Sapiens avait eu lieu, il y a 50 ou 60 000 ans, probablement en Anatolie.

Cet ensemble de données nous amène à réfléchir sur les vagues de peuplement et à formuler de nouvelles hypothèses ; des Sapiens, peut-être porteurs de plus de gènes néandertaliens, auraient migré, il y a 50 000 ou 60 000 ans, vers l'Est, et plus tard, vers 45 000 ans, d'autres, moins hybrides, pris la direction des Balkans.

Ce qui est passionnant dans notre métier, c'est qu'une découverte peut susciter un nouveau questionnement ; en recherche, le doute doit être permanent. En ce sens, notre discipline est à rapprocher du travail des astrophysiciens sur les origines de l'univers. Rien n'est fixé ou linéaire, l'évolution humaine est buissonnante, tant d'un point de vue biologique que culturelle. L'Histoire est faite d'allers et retours.

Cherchez-vous des choses précises aujourd'hui ?

On ne va pas fouiller n'importe où, n'importe comment, on a des questions, des problématiques. En ce moment, je m'interroge sur l'artisan qui est à l'origine des premières industries dites de type moderne (Aurignacien ancien) en Europe orientale : Néandertal ou Sapiens ?

Pour tenter de répondre à cette question, je dois travailler sur des sites préhistoriques comportant des strates datant de cette période. Le temps du paysan qui vous appelle parce qu'il a trouvé un biface dans son champ est révolu.

Quelle découverte vous ravirait aujourd'hui ?

J'ai un rêve. Aujourd'hui, je travaille avec Bernard Buigues sur le programme des mammouths congelés découverts en Sibérie.

Son idée est formidable : sauver, préserver les mammouths qui, avec le réchauffement climatique qui entraîne la fonte du permafrost [ou pergélisol, ndlr], sont de plus en plus nombreux à sortir de terre et risquent donc de s'abîmer.

Mon rêve, même si j'aime beaucoup les mammouths, serait de trouver un homme fossile. Je préfèrerais bien sûr que ce soit un Néandertalien, mais même un Sapiens. Je serais alors très émue de le contempler « en entier ».

Nous sommes frustrés car nous n'avons que leur squelette. Vous imaginez, on pourrait voir : sa peau, ses yeux, ses cheveux, d'éventuels tatouages ou scarifications, l'intérieur de son corps, notamment le cerveau, et reconstituer son génome grâce à son ADN, tant mitochondrial (origine maternelle) que nucléaire (origine paternel) bien conservé. Ce serait fabuleux !

On a certes trouvé un corps en Autriche, mais il est bien trop jeune pour nous… (Rires).

Que pensez-vous de l'initiative japonaise qui consiste à cloner un mammouth ?

J'y suis opposée. Je me suis d'ailleurs gentiment accrochée avec Yves Coppens sur la question. Je ne vois pas l'utilité de cette initiative qui ne donnerait vie, éventuellement, qu'à un faux mammouth puisqu'il serait à moitié éléphant.

En outre, je trouve quelque peu cynique le fait qu'elle émane des Japonais. Vouloir redonner vie à une espèce disparue quand on contribue autant à l'extinction du plus grand mammifère actuel, en l'occurrence, la baleine… C'est ainsi, je fais partie de ces insupportables qui ne sont pas que des scientifiques, mais aussi des citoyens.

Certains sont allés plus loin, ils ont voulu cloner Néandertal ! Il ne manquait plus que ça. Quel intérêt ? Pour moi, c'est un humain, une question d'éthique. Ces projets relève du syndrome « Jurassic Park ». Ce n'est pas sérieux.

Cette réflexion citoyenne que vous menez se retrouve tout particulièrement dans votre dernier ouvrage…

J'ai eu la chance de vivre auprès de peuples aux modes de vie différents des nôtres. J'ai passé du temps, lorsque j'étais jeune, avec les Touaregs et plus tard, j'ai effectué un séjour beaucoup plus long au Botswana, parmi les San (Bushmen), peuple de chasseurs-cueilleurs du Kalahari.

Je ne voulais pas aller les observer comme des curiosités (des préhistoriques), mais avec la volonté de m'ouvrir l'esprit, de comprendre leurs comportements de chasseurs, de cueilleurs, bref, de subsistance. Ça a été formidable.

J'ai ressenti beaucoup de choses, vécu de fortes émotions, et compris qu'en préhistoire on formulait, à ce sujet, beaucoup d'hypothèses farfelues. J'ai fini par me passionner pour tous ces peuples de tradition orale qui ont une richesse de connaissance et de savoir-faire phénoménale dans leur domaine, les plantes, les animaux, la nature, mais aussi l'imaginaire.

Je me suis lancée dans la lecture d'ouvrages d'ethnographie en menant en parallèle ma carrière de préhistorienne. Et au bout d'un moment, je me suis rendue compte que, du point de vue des Occidentaux, les mêmes paradigmes valaient pour le sauvage et le préhistorique.

Quand le sauvage et le préhistorique se croisent-ils ?

Le premier apparaît à la fin du XVe siècle, avec les récits de voyage, son image est ambivalente avec d'un côté le cannibale et, de l'autre, le « bon sauvage », mythe qui naît avec les Lumières.

Le préhistorique, quant à lui, est reconnu, en tant que tel, en 1863, après la célèbre publication de Darwin sur « L'Origine des espèces » parue en 1859. La conséquence est d'importance, le fait que l'on a des ancêtres met un terme à la vision Adamique, selon laquelle on descendait tous des fils de Noé, théorie qui dominait jusque-là.

Dès lors, l'image du préhistorique va se superposer à celle du sauvage, se dévalorisant l'une l'autre. Le sauvage, non-civilisé, devient primitif et le préhistorique, primitif, devient non-civilisé.

Dès la fin XVIIIe siècle, les scientifiques entreprennent de classer les être vivants, notamment ceux du règne animal, classés de l'inférieur au supérieur, l'homme arrivant en dernier, tout en haut de l'échelle.

Au début du XIXe, on va aller plus loin et placer les hommes sur « l'échelle des êtres » avec comme curseur le grand singe. Les sauvages, Bushmen, Aborigènes, vont être placés juste au-dessus des orangs-outans ou des gorilles et, tout en haut, l'homme, pas la femme, et pas n'importe lequel : l'homme blanc civilisé (sous-entendu occidental).

En 1871, Darwin énonce qu'on descend des singes. Aussitôt, on classe et hiérarchise les hommes fossiles, ils sont placés à leur tour dans l'échelle des êtres.

Mais, pourquoi hiérarchiser ? Classifier pour connaître, oui, bien sûr, mais hiérarchiser, quelle mauvaise idée ! De quel droit peut-on dire qu'une bactérie est moins complexe qu'un escargot quand on sait que les premières sont là depuis des milliards d'années.

Qu'est-ce qui va découler de cette hiérarchisation des espèces ?

Les théories scientifiques du XIXe sont reprises par certains théoriciens et transformées en idéologies.

De l'échelle des êtres va découler le racialisme, un des fondements, avec la théorie de l'évolution, du Darwinisme social et de l'eugénisme développé par Francis Galton, cousin de Darwin qui, lui, y sera opposé.

Elles permettront également de justifier l'esclavage et la colonisation, sous le fallacieux prétexte que celle-ci apporte la « civilisation » aux peuples colonisés, et donner naissance, entre autres, au mythe aryen.

Surgit dans ce contexte, le deuxième paradigme de cette période, celui du progrès constant et linéaire des cultures qui soutient qu'une nouvelle civilisation est toujours techniquement meilleure que la précédente, a eu des conséquences tout aussi terribles pour les peuples qui ont maintenu leurs traditions ancestrales comme par exemple les Aborigènes d'Australie qui taillaient des outils très proches de ceux confectionnés par Néandertal.

Jugés à l'aune des critères occidentaux, ils furent longtemps considérés comme des « primitifs », des « sous-hommes ».

Cette vision ne prend en compte, malheureusement aujourd'hui encore, que les produits matériels réalisés par les hommes, alors que l'humain est bien plus complexe avec ses comportements sociaux, symboliques et métaphysiques. Toutes ces idéologies pseudoscientifiques ont provoqué les atrocités que l'on sait.

Comment ces atrocités ont-elles pu se produire ?

Elles ont pu se produire parce que ces idées, émanant des élites, ont été popularisées. Dans mon dernier ouvrage, j'ai essayé de comprendre pourquoi l'altérité n'était toujours pas acceptée.

A mon avis, tout commence au XIXe siècle avec le développement des magazines illustrés qui relatent les récits des explorateurs et des colons qui donnent le plus souvent une image négative du sauvage et de l'indigène, et se poursuit avec les Expositions universelles et coloniales.

Quand vous exposez dans un même espace des outils préhistoriques et des objets de sauvage, le visiteur aura vite fait de conclure que leurs artisans sont des primitifs non-civilisés.

Avec la guerre de 14-18, le sauvage, qui va se battre dans les tranchées, devient indigène. Cependant, on le considère, toujours comme inférieur, un grand enfant naïf qui parle mal le français : « Y'a bon Banania », comme le souligne une célèbre publicité.

Dans l'imaginaire populaire, il reste quand même quelques peuples sauvages. Pour preuve, ils sont exposés au Jardin d'acclimatation lors de la tristement célèbre Exposition de 1931 où des Kanaks, dont l'arrière grand-père de Christian Karembeu, jouent les cannibales !

Petit à petit, ces idées ont imprégné les esprits, aujourd'hui encore beaucoup continuent à hiérarchiser les humains (notamment en fonction de la couleur de leur peau) et les cultures, notamment en fonction de leur degré de technologie.

Regardez l'économie, au « toujours plus de progrès » s'est substitué le « toujours plus de croissance ». Mais, ce toujours plus, est-il vraiment bénéfique au bien-être de l'homme ?

Actuellement, la société occidentale est en crise, le système est remis en cause et, phénomène récurrent durant ces périodes, on assiste à des replis identitaires et à la recherche d'un bouc émissaire. Si ça va mal, ce n'est pas de notre faute, mais elle de l'autre !

 

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