Une spécialiste de Néandertal « pessimiste sur notre avenir » Part.1

 

Une spécialiste de Néandertal « pessimiste sur notre avenir »

 Cyril Bousquet 

Source : http://www.rue89.com/entretien/2011/02/13/une-specialiste-de-neandertal-pessimiste-sur-notre-avenir-190193

 

Directrice de recherches au CNRS, responsable de l'unité d'archéozoologie du département préhistoire du Muséum national d'histoire naturelle, et grande spécialiste de l'homme de Néandertal, Marylène Patou-Mathis vient de publier « Le Sauvage et le préhistorique – Miroir de l'homme occidental », dans lequel elle démontre que si ses yeux sont tournés vers le passé, elle ne se désintéresse pas, loin s'en faut, des problématiques contemporaines.

Sur nos ancêtres chasseurs-cueilleurs aussi bien que sur les hommes que nous sommes devenus et que nous devenons, elle pose son regard expert et engagé pour nous raconter avec passion et émotions une histoire : notre Histoire.

l'évolution de l'homme, version geek (DR) 

 Entretien.

Rue89 : De quand date la fascination du grand public pour la préhistoire ?

Marylène Patou-Mathis : La question de savoir comment nos ancêtres vivaient est récente.

Au XIXe et au début du XXe, ils ne nous intéressaient pas. On les considérait comme des singes, des non-civilisés, des sauvages.

Je situerai cet engouement après la Seconde Guerre mondiale. Les massacres au nom de la race pure ont notamment beaucoup marqué les esprits, les questions des origines et d'identité ont suscité cet intérêt qui n'a cessé d'augmenter. Aujourd'hui, il est très fort.

Pourquoi l'intérêt pour cette période croît-il aujourd'hui ?

Il y a une quête de sens, en Occident du moins, car je pense que la vision des Orientaux est différente. Mais nous, Américains et Européens, ne savons plus très bien qui on est, où on va, ce qu'on va faire. Et il me semble qu'on fait nôtre, sans le savoir, ce vieux proverbe africain qui dit :

« Quand tu ne sais plus où tu vas. Tu t'arrêtes. Tu te retournes et regardes d'où tu viens. »

L'avenir fait peur, nous interroge, l'économie et l'environnement, phénomènes que nous ne pouvons individuellement (voire collectivement) maîtriser, sont incertains.

On éprouve aujourd'hui le besoin de trouver un modèle, un idéal. Très étrangement, ce modèle, après avoir fait l'objet d'un rejet total, est non seulement Préhistorique ou Sauvage, avec des majuscules, mais encore plus précis, celui du chasseur-cueilleur nomade.

On ne veut plus être ce qu'on est dans ce monde urbanisé où l'argent et le « toujours plus » dominent, on veut retourner aux sources de l'humain, de l'être et non du paraître.

Raison probable pour laquelle se développe l'ethnotourisme et l'intérêt pour le mode de vie de nos ancêtres et tout particulièrement celui de Néandertal.

Hier considéré comme une brute épaisse, un loser que l'Homo sapiens a supplanté, il est devenu aujourd'hui l'image du « bon sauvage » ; un changement de mythe s'est opéré, le second remplaçant le premier.

Et vous, plus précisément, qu'est-ce qui a vous amené à ce sujet ?

Je suis géologue de formation, une scientifique. Et j'ai fait de la paléontologie très tôt car toute petite j'étais intriguée par les fossiles d'animaux marins retrouvés au milieu du Bassin parisien. « Il y avait la mer, là ? »

Après ma maîtrise de géologie, je me suis rendue compte qu'en réalité ce qui m'intéressait, c'étaient les relations entre les animaux et les hommes préhistoriques. J'ai donc fait un DEA puis une thèse en préhistoire.

Mon sujet de doctorat portait sur du matériel issu d'un site néandertalien. J'ai donc commencé à travailler sur des ossements d'animaux laissés par Néandertal. Depuis, on ne s'est plus quittés.

A la fin des années 80, on le connaissait encore assez mal, et de surcroît, il était considéré comme archaïque, charognard, cannibale. J'ai voulu, en quelque sorte, lui rendre justice.

Dans le but de faire « parler » ces assemblages osseux, de découvrir, grâce aux marques présentes sur les os des animaux, comment les animaux avaient été chassés ou charognés, découpés, préparés et consommés, j'ai développé de nouvelles méthodes propres à l'archéozoologie du paléolithique, en particulier la taphonomie.

Mon objectif était de retrouver les comportements de subsistance des Néandertaliens. L'animal est important dans la relation qu'il a à l'homme et vice-versa puisque nous sommes partie intégrante du règne animal, de la nature.

Petit à petit, j'ai voulu savoir s'il existait chez les Néandertaliens des comportements régionaux, des traditions culturelles et je suis donc allée de plus en plus vers l'Est, jusqu'en Ouzbékistan et en Sibérie méridionale où je travaille actuellement.

De questionnement en questionnement, on a avancé, jusqu'à cette grande question qui se pose aujourd'hui : que s'est-t-il passé en Europe à l'arrivée des hommes modernes, des Sapiens ?

Quels sont vos outils ? Quelle est votre matière première ?

Nous travaillons sur des ossements d'animaux découverts dans des sites préhistoriques qui ont été occupés par des hommes au paléolithique, période précédant celle de la domestication des plantes et des animaux, où l'homme était un prédateur, un chasseur-cueilleur qui vivait des ressources naturelles sauvages.

Nous quadrillons les zones étudiées pour déterminer lors de la fouille dans quelle zone d'activité nous nous trouvons : boucherie, cuisine etc.

Ensuite, en aval, en laboratoire, nous déterminons la nature des os, un fémur ou un os du pied, l'espèce à laquelle ils appartiennent, au renne ou au mammouth…

Enfin, grâce à la taphonomie, à savoir tout ce qui est arrivé à cet os depuis son enfouissement, nous nous assurons que ce matériel osseux est bien dû à l'homme.

Sur ces os, nous allons regarder les moindres marques, traces de silex, de combustion, de fracturation afin de retrouver les techniques d'acquisition, chasse ou charognage, ainsi que les gestes du boucher paléolithique. On s'aperçoit ainsi que, très tôt, on a des chaînes opératoires de découpe des proies, des enchaînements de gestes précis afin de récupérer le maximum d'éléments. On s'est aperçus aussi qu'on ne découpait pas de la même façon le bison, le cheval ou le renne.

Tout ces actes nous permettent de déduire les capacités cognitives de ces hommes, leurs capacités cérébrales. Mais aussi, que Néandertal était un grand chasseur. Par exemple, l'un de ses gibiers préférés était le cheval, sauvage bien sûr, puisqu'il n'y a à cette époque que des animaux sauvages. Or, capturer un cheval est très difficile. C'est un animal craintif dont l'ouïe et l'odorat sont très développés et qui en plus court très vite.

Pour compenser son armement très rudimentaire – pieux ou lance avec des pointes, en silex ou en os, emmanchées – Néandertal disposait d'une anatomie adaptée. Il était petit, trapu, massif et très musclé (en moyenne, 90 kg et 1,65 m pour les hommes et 70 kg et 1,55 m pour les femmes) et avait en outre la particularité, de pouvoir effectuer une grande rotation de son épaule, de sorte que son bras pouvait aller beaucoup plus en arrière que celui de l'homme moderne. Il pouvait donc lancer ses projectiles avec beaucoup de force et de vitesse. Ainsi, nul besoin de propulseur. Il l'avait intégré dans le bras, aptitude que mes collègues anthropologues ont mise en évidence.

On parvient également, en étudiant les insertions musculaires, à savoir que certains lançaient avec le bras droit et d'autres avec le gauche, ce qui signifie que les hémisphères cérébraux étaient déjà identifiés. C'est tout ce que j'ai voulu montrer en écrivant « Néandertal, une autre humanité ».

Dans les animaux qu'il chassait, Néandertal exploitait tout ?

Oui même si, excepté les derniers Néandertaliens, il ne va pas, comme Cro-Magnon (l'homme moderne) utiliser les ossements, les bois ou les dents pour confectionner des parures ou des armes ou bien encore des objets d'art mobilier.

Néanmoins, je vais vous énoncer cette règle que tout scientifique doit avoir en mémoire :

« L'absence n'est pas une preuve, et encore moins la preuve de l'absence. »

Je peux dire que les Magdaléniens (entre -17 000 ans et -10 000 avant notre ère) ont peint Lascaux, mais je ne peux pas affirmer que les Néandertaliens n'ont pas peint leurs corps, les écorces ou les peaux puisque ces éléments, organiques donc non fossilisés, ne sont plus là pour qu'on en juge.

D'ailleurs, certains Aborigènes ne peignaient que sur des écorces, des Sioux que sur des peaux de bison et des peuples africains se tatouent et se scarifient. Impossible donc de savoir, jusqu'à aujourd'hui, si Néandertal se livrait à ces arts ou pas.

Par contre, il enterrait ses morts et collectait des objets naturels (fossiles, minéraux) non utilitaires. Il avaient donc des pensées symboliques ou métaphysiques.

La science dure prend beaucoup de place dans vos disciplines, faut-il être chimiste, géologue ou généticien pour être un bon préhistorien ?

Je ne le crois pas. La préhistoire est une science pluridisciplinaire qui comporte différentes spécialistes :

  • les paléoanthropologues étudient les restes humains ;
  • les palynologues, les pollens ;
  • les sédimentologues, les sédiments ;
  • les « dateurs » fournissent les datations ;
  • les archéozoologues, dont je fais partie, se penchent sur les restes d'animaux…

C'est ce qui est intéressant sur un site archéologique, on confronte nos résultats et on les discute, ainsi les hypothèses formulées sont, à mon sens, plus plausibles que celles émises par une seule discipline.

En ce moment, je trouve un peu énervant cette accumulation de découvertes toutes plus extraordinaire, dit-on, les unes que les autres.

  • Huit dents trouvées en Israël… et on en déduit que les premiers Sapiens, apparus il y a 400 000 ans, étaient « israéliens » ;
  • le « Dieu génétique » fait parler une petite phalange… et, on croit avoir découvert un troisième type humain ;
  • on fait trois analyses sur quelques dents néandertaliennes et on s'émerveille : « Ils étaient végétariens ! »

Evidemment qu'ils mangeaient des végétaux ! Quand on tire des conclusions à partir d'une seule spécialité, sans les confronter aux autres, on n'obtient que des données parcellaires.

Entretien ( suite)