Tout a commencé au néolithique
Stéphane Foucart
Source - http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/04/21/tout-a-commence-au-neolithique_1510718_3260.html
C'est une convention comme une autre. Puisqu'il fallait bien qu'elle commençât avec quelque chose, ce devait être avec l'écriture. Donc, L'Histoire commence à Sumer - pour reprendre le titre du superbe ouvrage de Samuel Noah Kramer ("Champs" Flammarion) -, c'est-à-dire dans le Sud mésopotamien, vers 3300 avant notre ère. Comme souvent avec les conventions, celle-ci est peu remise en cause ; dans Caïn, Abel, Ötzi, Jean Guilaine la met en pièces. Spécialiste de l'âge du bronze, professeur au Collège de France, l'archéologue y montre avec éloquence que notre histoire ne commence pas avec le premier document écrit mais, plus sûrement, avec le néolithique.
Mal-aimée, méconnue, peu enseignée, cette période est souvent commodément réduite à une révolution technique plus ou moins déterminée par le climat. Avec la fin de la dernière ère glaciaire, les hommes se mettent à cultiver la terre, à domestiquer les bêtes, à façonner de la céramique, et voilà tout. Rien qui rivalise avec la noble invention de l'écriture.
Or Jean Guilaine montre que le néolithique est d'abord le fruit d'évolutions internes aux sociétés, qu'il constitue "un appétit de connaissances mis empiriquement à l'essai". L'archéologue inverse la logique. La révolution culturelle du néolithique n'est plus le fruit d'une révolution technique et économique : elle la devance et la suscite. La domination de la nature naît plus d'une aspiration métaphysique que d'une contingence matérielle.
Appétit de connaissances
Ce moment de l'histoire des hommes est si cardinal que les religions en ont parfois gardé un lointain souvenir, dont les mythes du jardin d'Eden ou de Prométhée sont des exemples. Vécu comme une transgression, un défi jeté à l'ordre naturel des choses, le néolithique est avant tout cela : "L'homme, qui s'était jusque-là considéré comme une espèce du monde animal, (aurait) alors conçu une relation différente avec ces bêtes qui l'entouraient." Peu à peu, les néolithiques font du monde "un jeu dont ils tireraient les ficelles".
Cette volonté est largement partagée. Loin de n'apparaître qu'au Proche-Orient au IXe millénaire avant J.-C., puis d'essaimer, le néolithique se manifeste indépendamment en plusieurs foyers, de la Méso-Amérique à l'Asie orientale en passant par l'Afrique subsaharienne - à des dates qui s'échelonnent jusqu'au Ier millénaire avant notre ère.
En racontant les modalités de ces émergences distinctes, Jean Guilaine ne donne pas seulement à comprendre la quasi-universalité du processus : il montre aussi, de manière annexe, comment les mutations et les progrès de l'archéologie ont donné, ces trente dernières années, une valeur documentaire aux sites fouillés.
Au terme de cette longue enquête, il apparaît qu'à peu près toutes les fondations de notre monde ont été coulées au néolithique. Avec l'agriculture et la domestication viennent les titres de propriété posés sur la nature et les choses, mais aussi les réserves et les stocks, l'économie, les échanges, la richesse, les inégalités sociales. Avec les communautés agricoles apparaissent les premiers villages, les premières maisons, où s'isole et se constitue une nouvelle cellule, la famille nucléaire. Et, avec elle, tout un jeu d'interactions sociales qui ont toujours cours.
Dense et vif, le livre de Jean Guilaine ne fait pas qu'exhumer la vie au néolithique : il rend à ce dernier une place centrale dans l'élaboration du présent.