Suse (Iran) : Quelle musique écoutait-on sous Alexandre le Grand ?

 

Quelle musique écoutait-on sous Alexandre le Grand ?

Thomas Schlesser

Source - http://www.rue89.com/2011/11/22/quelle-musique-ecoutait-sous-alexandre-le-grand-226768 

 

Une partition du IVe siècle avant J.-C. a été retrouvée dans une boîte à biscuits au Louvre. Après décryptage et reconstitution des instruments d'époque, la partition y est jouée. Récit d'une incroyable découverte archéologique.

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Portrait d'Alexandre III, Fin du IVe siècle av. J.-C., Marbre, Pella, Musée archéologique (© Hellenic Ministry of Culture and Tourism / Archaeological Receipts Fund)

Nous sommes en 324 avant notre ère, dans la cité de Suse en Chaldée, l'actuel Iran. C'est le mois de février.

Afin d'asseoir politiquement dix ans de conquêtes, l'annexion par le fer d'amples territoires courant de l'Egypte à l'Inde, Alexandre épouse la fille de Darius, son ennemi perse.

Pour célébrer cet événement capital, étalé sur cinq jours, le roi macédonien, qui n'a plus qu'un an à vivre, convoque les meilleurs musiciens de tout le Bassin méditerranéen. Par bateau, à dos de cheval et de chameau, ils viennent de Grande-Grèce, d'Athènes, d'Eubée, de Béotie, des Cyclades et d'Asie Mineure, moyennant une somme totale vertigineuse – 15 000 talents dit-on. De quoi financer plusieurs bataillons de mercenaires pendant des années…

C'est qu'Alexandre ne jure pas seulement par les armes ; il jure aussi par les arts. Excellent interprète lui-même, il est fou de musique et joue de la cithare et du luth depuis l'adolescence. Avant de s'emparer du monde, il s'offre déjà les virtuoses de son temps, à sa cour de Pella : les aulètes (qui jouent de l'aulos, une flûte à deux tuyaux) nommés Isménias, Timothée, Chrysogonos, Dorion, Antigénidas ou de citharistes en vue comme Stratonicos d'Athènes. Il organise surtout pendant ses secondes noces un des plus fabuleux concerts de toute l'histoire antique, et rivalise avec les fêtes religieuses de Delphes.

Cette « politique culturelle » est aussi un message envoyé aux cités grecques du Sud. Celles-ci méprisent les « barbares » du Nord et considèrent ses voisins, férus de banquets orgiaques comme des êtres grossiers, violents et inconstants.

La Macédoine, leur rétorque Alexandre, n'a rien à envier à personne en matière de raffinement. Le roi a été éduqué par Aristote en personne. Il compte l'immense Apelle comme peintre officiel et peut se vanter d'entretenir des musiciens de grand renom.

Un trésor dans une boîte à biscuits

Quelle musique écoute cette société de mélomanes ? Le sait-on seulement ? Oui. Un peu. D'Euripide (Ve siècle av. J.C.) on a… 35 notes. C'est comme si il ne restait qu'une minute de Mozart dans 3 000 ans.

Et de l'époque précise d'Alexandre le Grand aussi. Dans le cadre de l'exceptionnelle exposition orchestrée par Sophie Descamps sur le royaume de Macédoine, une petite partition déchiquetée est présentée. Laurent Capron, papyrologue de la Sorbonne, raconte :

« Au cours d'un inventaire en 2002, je l'avait trouvée roulée en boule dans une boîte à biscuits en ferraille avec un morceau de cigare et des journaux. Elle végétait dans les tréfonds du Louvre depuis plus de cent ans. Mais j'ai vite compris que c'était une merveille oubliée. »

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Fragment de partition musicale sur papyrus, Médée de Carcinos le Jeune, musée du Louvre, Paris (Laurent Capron)

Spécialiste de la musique antique et archéologue de notre patrimoine sonore, Annie Bélis (CNRS, ENS) s'empare de la chose. Elle est une des rares érudites capable d'accéder aux partitions de l'époque, grâce à l'utilisation du traité d'Alypius. Ce texte du IVe siècle a beau être ardu, il vaut le détour. On le maîtrise seulement depuis la Renaissance. Il constitue désormais la pierre de Rosette donnant accès aux 1687 signes des tabulations musicales de l'antiquité.

Il a permis le décryptage du morceau. Or, ce « Sopalin usagé », comme dit Annie Bélis en souriant, est un trésor. C'est une Médée signée Carcinos le Jeune (d'environ 360 av. J.-C.), mentionnée par Aristote dans sa « Rhétorique », où l'héroïne, contrairement à la version du mythe véhiculée par Euripide, est innocente. On peut aujourd'hui, comme les Grecs du IVe siècle avant Jésus-Christ, écouter son aria envoûtant dévolu à une voix grave, les rôles de femme étant alors tenus par des hommes.

Une reconstitution miraculeuse d'instruments d'époque

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Cithare romaine (Patrick Gaillardin)

Mieux : ces mélodies venues du fond des âges bénéficient également du concours des peintres et des sculpteurs de leur époque. Leurs témoignages renseignent sur l'aspect des instruments. Sans apport de subventions (ce qui est franchement décourageant quand on sait qu'il en coûte deux ans de travail et environ 20 000 euros), Annie Bélis a fait appel à un luthier pour reconstituer des cithares romaines, d'après la synthèse de nombreuses sources d'informations visuelles.

L'étude de sculptures d'Apollon jouant de la musique a permis d'en créer trois exemplaires d'excellente qualité sur lesquels jouent l'ensemble Kérylos. Ce succès est une première historique.

En 1652, un musicien proche de la reine Christine avait déjà relevé le défi mais ses répliques d'instruments antiques sortaient un son si mauvais qu'un esclandre s'en suivit. L'homme dut quitter la Suède pour le Danemark.

La danse, grandeur humaine

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Figurine en terre cuite : Attis dansant, Macédoine, IIIe s. av. J.-C ; (vers 250 av. J.-C.), terre cuite (RMN/Hervé Lewandowski)

Il faut enfin se rappeler que la musique est aussi l'occasion de danses, évoquées dans l'exposition du Louvre par de magnifiques terres cuites macédoniennes.

La danse est évidemment l'occasion de spectacle et de divertissement, de récit mimé, d'éducation sportive et même d'éducation au combat (c'était le cas chez les Spartiates).

Mais la danse répond surtout à l'idéal antique de l'eurythmie, c'est-à-dire à la quête de l'harmonie de l'âme grâce à la perfection du rythme du corps.

La musique n'était pas seulement un enjeu artistique ou un élément politique. Elle était un élément constitutif de la grandeur humaine.

Et ça, Alexandre le savait mieux que quiconque.