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Quelle science pour les restes humains ?

Quelle science pour les restes humains ?

Hervé Morin

Source -  http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/01/22/quelle-science-pour-les-restes-humains_1631999_3244.html

 

En 1831, Joe Rowe, un commerçant en têtes maories momifiées, sis à Kapiti, en Nouvelle-Zélande, périssait par où il avait péché : ayant refusé de rendre deux têtes de chefs taupo exposées dans sa boutique à des membres de leur tribu, il fut tué par ceux-ci dans une embuscade, puis semble-t-il dévoré, sa tête étant traitée pour être à son tour préservée sous forme de "Toi Moko".

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Les procédures de restitution de ces restes humains, qui ont été l'objet d'un intense trafic au XIXe siècle malgré son interdiction en 1831, se sont depuis apaisées : une cérémonie officielle, organisée lundi 23 janvier au Musée du quai Branly à Paris, marquera la remise à Te Papa, le musée national néo-zélandais, de 20 têtes maories ayant séjourné dans les collections publiques françaises.

Te Papa a déjà récupéré auprès de 14 pays les restes de 190 individus, qui doivent être identifiés pour être rendus à leur clan, afin d'être inhumés dans un "lieu tabou". A ce jour, 82 restes ancestraux ont été remis à leur communauté d'origine, mais 500 têtes seraient encore conservées dans des institutions européennes, selon Karanga Aotearoa, l'organisation chargée de leur rapatriement.

En France, cette restitution a nécessité le vote d'une loi spécifique, pour mettre fin à un imbroglio concernant le statut juridique de ces vestiges, mis en lumière en 2007 par la décision de la Ville de Rouen de restituer la tête maorie présente dans son musée municipal depuis 1875.

Ces têtes maories n'avaient à vrai dire guère été étudiées avant que les demandes de restitution ne soient formulées. Le médecin légiste Philippe Charlier (hôpital de Garches) a dû travailler en urgence, avec des techniques similaires à celles qu'il a mises en oeuvre sur les restes d'Henri IV ou de Diane de Poitiers. "Ces têtes étaient extrêmement intéressantes. Il était possible de déterminer le sexe, l'âge au moment du décès, les causes de la mort - fréquemment par traumatisme cranioencéphalique -, mais aussi l'état sanitaire de ces personnes, indique-t-il.Certains souffraient d'affections bucco-dentaires, de maladies de peau, de parasites comme les poux et les puces."

L'année passée en tête à tête avec ces Toi Moko lui a permis d'analyser la façon dont ils avaient été préparés - bouillis puis séchés, la base du crâne détruite, emplis d'argile, les narines obstruées, etc. Ce traitement laisse peu d'espoir depouvoir récupérer de l'ADN pour les rattacher aux tribus actuelles. Mais les archives et la lecture des tatouages pourraient permettre de pallier cette lacune.

TÊTES ANONYMES

Philippe Charlier a constaté que nombre de ces scarifications avaient été faites post mortem. S'agissait-il de rehausser la valeur esthétique et marchande de ces trophées, dont certains auteurs font l'hypothèse qu'ils étaient prélevés sur des esclaves des Maoris pour répondre à la curiosité morbide des Occidentaux ? Difficile de l'affirmer, mais il devrait être possible de discriminer les marques originales "pour retracer la biographie de l'individu".

S'il se réjouit d'avoir pu étudier ces pièces, qu'il présentera dans sa thèse en cours de rédaction, certains scientifiques sont moins enthousiasmés par cette restitution. C'est le cas d'Alain Froment, responsable scientifique des collections anthropologiques du Musée de l'homme : "Nous exécutons la loi, dit-il, mais elle nous pose un problème de fond : ces têtes sont anonymes, ce qui ne correspond pas à notre politique interne de restitution. Cela va créer un précédent : tout ce qui est dit sacré pourrait être réclamé" Les momies du Louvre comme les fétiches du Quai Branly...

Les réserves du Musée de l'homme comptent environ 30 000 pièces ou lots de restes humains. "Elles accueillent 70 à 80 chercheurs, pour environ 300 jours de travail, chaque année", indique Philippe Mennecier, chargé de conservation de la collection d'anthropologie. Dans ses armoires et ses travées, on croise le crâne d'anonymes connus, tel l'homme de Cro-Magnon, mais aussi de personnages publics oubliés, comme "Bébé", nain de la cour de Lorraine, ou célèbres, comme Descartes. Il y a même celui de Franz Liszt jeune ! Mais sous forme de moulage réalisé du vivant du modèle, une pratique courante aux XVIIIet XIXe siècles, époque passionnée de "craniologie". "Ces moulages, qui restituent les traits de l'individu, sont pour moi plus émouvants que les crânes, note Philippe Mennecier. Nous avons 18 000 crânes, conservés dans des boîtes sur mesureC'est un ossuaire très respectueux."

Le retour des restes de personnes identifiées ne fait pas débat, pour Alain Froment. Mais c'est la foule des anonymes qu'il prétend conserver, au nom de la science, avec un argumentaire très étayé : l'étude des squelettes éclaire l'évolution de l'humanité, sa diversité ; elle raconte les conditions de vie des populations disparues, ses maladies, ses hiérarchies sociales, ses migrations. Démembrer ces collections, ce serait pour lui "gommer la mémoire même de l'humanité".

Cette "bagarre" a des résonances politiques, face à la montée du créationnisme, dont se réclament parfois les peuples autochtones. "Nous sommes conscients qu'ils ont été piétinés par la colonisation, on comprend la colère, dit Alain Froment.Mais on ne peut abandonner notre lecture de l'humanité pour complaire à des revendications identitaires." Il s'agit "de défendre dans un cadre laïque les principes de la recherche scientifique".

Ce choc des cultures est parti des Etats-Unis avec les revendications des "natifs". Une réglementation récente pourrait y conduire à la restitution des restes de 160 000 individus aux tribus indiennes. En Europe même, ces tensions identitaires sont moins sensibles. Mais des questions se posent aussi pour la masse des squelettes exhumés chaque année par les fouilles archéologiques. Comment les conserver ? Quel destin leur donner ?

Le paléoanthropologue Mark Guillon, de l'Institut national de recherches archéologiques préventives, rappelle que des règles précises ont été établies pour les restes humains susceptibles d'être réclamés par des descendants (issus de cimetières, de champs de bataille, par exemple). Mais pour les inconnus dont il tire tant d'informations sur les sociétés disparues, "à long terme, rien n'est prévu". Ces squelettes ont le statut de vestiges archéologiques, comme les silex et les tessons de poterie : "Ils sont restitués après étude à l'Etat, qui les conserve dans de grands dépôts."

Leur accumulation dans ces limbes est problématique. Des groupes de travail ont été constitués, auprès du ministère de la culture, indique le chercheur, "pour réfléchir à la façon de trier ce que l'on doit conserver et éliminer, et sous quelle forme".