Nouvelle Calédonie : Lapita, ancêtres océaniens - Part.2

 

Aux sources de l'Océanie   - Part.2

L’archéologue Christophe Sand raconte ses découvertes en pays kanak sur la civilisation millénaire des Lapita. Leur tradition céramique fait l’objet d’une expo qui débute mardi au Quai- Branly à Paris.

 

Vincent Noce

 

Source : http://voyages.liberation.fr/grandes-destinations/aux-sources-de-l-039-oceanie

 

Comme un Petit Poucet

Visible par les fragments de poteries qu’il a laissés comme un Petit Poucet, le monde lapita était bien plus tardif. «Les synthèses prenant en compte des données archéologiques, mais aussi linguistiques, anthropologiques et ethnographiques, ont permis d’en dégager les toutes premières traces dans l’archipel de Bismarck, autour de 1400 avant J.-C.», avec des subdivisions de plus en plus fines selon les époques et les régions du Pacifique Sud-Ouest. «Dans l’ensemble méridional constitué autour de la Nouvelle-Calédonie, cette céramique apparaît quelques siècles plus tard.»

La révélation d’une civilisation aussi vaste fut un premier choc pour les cultures locales, puisque déjà, il apparaissait que les grandes divisions entre Micronésie, Mélanésie et Polynésie, sans parler des Etats, n’avaient aucun sens pour l’histoire la plus ancienne, qui leur était largement commune.

Grossière erreur

En Nouvelle-Calédonie - plongée dans une succession de drames attisés par l’élite d’origine européenne et le gouvernement de Jacques Chirac, pris dans une revendication indépendantiste de plus en plus violente -,il ne pouvait alors être question de fouiller sereinement. Le territoire français était hors jeu, jusqu’aux accords de paix signés à Matignon, en 1988. Christophe Sand, bien involontairement, s’est alors retrouvé avec son collègue Daniel Frimigacci à l’origine d’une controverse. Leurs fouilles ayant mis au jour un site lapita à Wallis, Bernard Pons, le ministre de l’Outre-Mer, impliqué dans les événements sanglants des années 80, s’en est servi pour proclamer que les premiers habitants de Nouvelle-Calédonie étaient des Polynésiens, et non pas des Kanaks. Outre qu’il s’agissait pour le ministre de jeter de l’huile sur le feu, c’était grossièrement inexact, car ceux-ci sont bien les descendants de ces premiers arrivants.

«Il fallut attendre 1991, poursuit Christophe Sand, dans la foulée de la mise en place des institutions scellant le partage du pouvoir, pour voir naître un département archéologique au sein du musée de Nouméa. Mais nous nous sommes tout de suite concentrés sur l’histoire récente des communautés, la société lapita paraissant déjà largement couverte.» Et, sans doute aussi, encore trop sensible politiquement. Lors du cinquantenaire de la première fouille à Lapita, il lui est venu l’idée d’organiser, en 2002, une conférence internationale sur le site même de Koné, pour faire le point sur les recherches, mais aussi pour désamorcer les inquiétudes. Des communautés venues de toute l’aire lapita ont échangé leurs cadeaux dans les cérémonies traditionnelles, et «la communauté des archéologues» s’est pliée à la coutume devant leurs représentants.

Cependant, tout n’est pas encore simple, concède l’archéologue, car «si les Lapitas sont bien les ancêtres des Kanaks, leur culture n’était pas du tout la même, ce qui n’est pas non plus facile à admettre». Se retrouvent de même remises en cause des légendes comme celle d’une grande migration venue d’Afrique ou d’une flotte débarquée en Nouvelle-Zélande, très ancrées chez les Fidjiens ou les Maoris, alors même qu’elles dérivent des fabrications d’Occidentaux du XIXe siècle à partir de traditions orales. Christophe Sand montre, du reste, un brin de fierté de voir l’archéologie démentir des analyses ethnologiques, fondées sur l’immatériel, aux résultats parfois fort incertains.

Nouvelle alarmante

Entre-temps, les connaissances ont considérablement progressé. «Quand j’ai rendu ma thèse, en 1994, témoigne Christophe Sand, une conclusion évidente était qu’il fallait reprendre le dossier sur les débuts du peuplement de l’archipel.»Mais, en octobre 1995, une nouvelle alarmante parvint à Nouméa. Des bulldozers avaient commencé à attaquer le site de Lapita, la province du Nord, en vue d’un projet de ferme aquacole. Ouvrant un débat sur les choix à trancher entre l’avenir économique de la province, gouvernée par les Kanaks, et la préservation de leur patrimoine culturel. «Heureusement, lors de la mission de sauvetage, je reçus un appel m’annonçant qu’un de nos chercheurs, John Ouetcho, avait découvert un pot entier sur la plage. On en a trouvé un deuxième, puis une dizaine d’autres dans deux grandes fosses. Avec des techniques de datation plus précises, d’un coup, nous avons pu concentrer l’époque calédonienne du Lapita de 1 100 à 800 avant notre ère. On passait d’une période supposée de mille sept cents ans à moins de trois siècles. Tout était de nouveau remis en cause.»

Des explorations furent alors décidées sur des sites majeurs de la Grande Terre, de l’île des Pins, au sud, et des îles Loyauté, à l’est. «Les fouilles étaient menées avec de nouvelles techniques très fines permettant de tamiser soigneusement les sédiments. Sont apparus des éclats de silex - des piques de la taille d’une pointe de fourchette - montrant des techniques étonnamment avancées pour l’époque. Ces hommes pouvaient transporter des poteries à pirogue sur plus de 1 000 kilomètres. Ils ont construit un réseau d’échanges sophistiqué, exportant des matières premières, comme l’obsidienne. Puis, ils ont su tailler des haches ou des herminettes [hachette servant à tailler le bois, ndlr], des hameçons et des bijoux de coquillage, des peignes en os montrant l’existence du tatouage. Peu à peu, apparaissait une société d’une grande ingéniosité et d’un dynamisme constant. Tout le schéma précédent, d’une société néolithique statique n’ayant pas évolué pendant des siècles, s’effondrait.»

Puissance magique

Ces nouvelles recherches démontraient aussi «une présence pérenne sur plusieurs générations», démolissant l’hypothèse, émise par des chercheurs, d’un grand peuple voyageur, dont les traces brisées dans le Pacifique marqueraient l’installation de simples comptoirs. «Au contraire, nous nous retrouvons devant un ensemble culturel dont la civilisation est à l’origine du peuplement de toute l’Océanie, beaucoup plus complexe que la seule tradition de la céramique mélanésienne ne pouvait le laisser penser. En 2004, la découverte à Téouma, au Vanuatu, de la plus grande sépulture jamais trouvée, a constitué une nouvelle avancée.» On y a trouvé des ossements, et même des squelettes entiers pliés dans de grands pots.

Certaines au moins de ces terres cuites servaient donc à des rites funéraires. En tout cas, leur usage fonctionnel était nul, puisqu’elles étaient poreuses, alors que ces artisans savaient en même temps stocker de l’eau ou fabriquer des ustensiles de cuisine. Leur contenu, si elles en avaient un, aurait pu être dissous par l’acidité du sable. Mais pourquoi ont-elles été presque toutes brisées en mille morceaux et enfouies, et toujours dans les plages ? On sait que, dans les cultures du Pacifique, des objets trop chargés de puissance magique doivent être mis à l’écart, et éventuellement cassés pour éviter de devenir dangereux pour les vivants.

Voyageurs éternels

Mais cela reste une hypothèse de travail. Les graphies géométriques avaient-elles une signification symbolique ? On voit bien des visages évoluer vers une forme de plus en plus stylisée. On suppose que les céramistes communiquaient leurs dessins d’une île à l’autre par les poteries, mais aussi par des écorces décorées, ou par les tatouages. Mais pourquoi, au lieu de se perfectionner, deviennent-ils avec le temps de plus en plus schématisés ? Et comment cette civilisation a-t-elle fini par s’effacer, l’artisanat de la céramique disparaissant même dans certains cas ? Il n’y a que des conjectures, mais il est démontré que certaines familles, en Nouvelle-Calédonie, ont quitté les côtes pour s’enfoncer dans les vallées, voire se retirer dans la montagne, changeant alors de mode de vie.

Les langues aussi se seraient constituées sur le fondement d’une protolangue lapita, ne cessant de se diversifier, d’un archipel à l’autre, d’une île à l’autre, d’une vallée à l’autre. Le Vanuatu, à lui seul, en compte ainsi plus d’une centaine pour 300 000 habitants, sans compréhension de l’une à l’autre, alors qu’elles sont formées à partir d’un noyau minime de quelques langues originelles. Sans doute un moyen de travailler l’exogamie par une séparation des tribus.

C’est une des hypothèses que retient Christophe Sand pour expliquer «l’extraordinaire dynamique de la culture Lapita». Ces voyageurs éternels n’étaient pas forcés de prendre la mer, poussés par la surdensification, comme on l’a longtemps dit : il restait plein d’espace et de ressources en Nouvelle-Calédonie, qui représente quatre fois la superficie de la Corse. Mais ces migrations étaient sans aucun doute une nécessité, créatrice de la diversité encore ancrée dans les cultures locales.

Pour Christophe Sand, le mélange des informations apportées par les archéologues, ethnologues ou linguistes permet ainsi d’imaginer la figure des premiers hommes d’Océanie. Des Austronésiens, passés par Taïwan (il existe encore des aborigènes dans cette île utilisant des systèmes de numération proches de certains dialectes du Pacifique), capables de naviguer sur des distances de plus en plus grandes, grâce à l’adoption d’un système de balancier et d’une voile probablement rectangulaire, en se servant de la position des étoiles. Qui progressaient sans cesse : chaque génération avançait en moyenne de 200 km, contre le sens des vents et des courants, pour peupler une nouvelle terre.

Des pêcheurs, agriculteurs et éleveurs, amenant dans leurs pirogues des plants de taro et d’igname, des cochons et peut-être des chiens, capables au besoin de vivre sur des espaces limités (ce qui n’était pas le cas des premiers chasseurs-cueilleurs qui peuplèrent un arc allant de l’Indonésie à l’Australie, en passant par la Nouvelle-Guinée - de très vastes territoires alors reliés entre eux ou séparés par des simples bras de mer).

Victoire symbolique

Aujourd’hui, le Lapita est en passe de devenir une nouvelle icône de la revendication identitaire. A Vanuatu, il a été érigé en symbole d’unité nationale. Il y a deux mois, Christophe Sand a eu le sentiment d’avoir emporté une victoire symbolique, quand le festival des arts de la Mélanésie, venant en Nouvelle-Calédonie, a été ouvert à Koné. Pour les Kanaks, il s’agissait de célébrer la culture ancienne du Lapita. Et aussi une toute nouvelle usine de retraitement des minerais comme le nickel et le cobalt, qui font la fortune de l’île. Lors d’un dîner donné à cette occasion, un chef coutumier a repris la discussion sur la propriété du site lapita, que se disputent les familles. Christophe Sand a souligné la neutralité de sa position de scientifique, tout en soulignant qu’il revenait aux intéressés de se «fabriquer leur propre histoire». Le chercheur rêve du jour où les manuels «partagés par tous les petits écoliers de Nouvelle-Calédonie» des écoles s’ouvriront par cette phrase : «Nos ancêtres les Lapitas…»

(1) «Lapita, ancêtres océaniens», du 9 novembre au 9 janvier 2011, au musée du Quai-Branly, 75007. Tél. : 01 56 61 70 00.