Les grottes ornées, signe extérieur de noblesse ?

Paul Molga

Source - https://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/030699574343-prehistoire-les-grottes-ornees-signe-exterieur-de-noblesse-2122209.php#RbIIutugDBIl9Mzr.99

2122209 prehistoire les grottes ornees signe exterieur de noblesse web tete 030709331275« Vers 35.000 ans avant le présent, le développement en Europe d’une idéologie politico-religieuse inégalitaire, avec captation des territoires et des richesses par une minorité, pourrait donner un sens aux nombreuses innovations qui marquent le début du paléolithique récent. » - Denis Allard/REA
Une nouvelle théorie spécule que l’art préhistorique aurait servi à la transmission de privilèges politiques et sociaux dans des sociétés primitives très inégalitaires et hiérarchisées.

Révision de l'histoire de l'art préhistorique, suite. Après avoir émis l'hypothèse controversée qu'un style unique reliait entre elles la plupart des peintures ornant les cavités pariétales, le docteur en préhistoire et historien de l'art Emmanuel Guy enfonce le clou. Dans un ouvrage à paraître mercredi (« Ce que l'art préhistorique dit de nos origines », Flammarion), il vient de leur trouver une fonction : « L'imagerie paléolithique est un code de transmission du pouvoir », affirme-t-il.

Pour en venir à cette conclusion, l'expert s'est livré à la comparaison picturale de dizaines de grottes ornées. « Les artistes de la préhistoire ont appris des manières spécifiques de dessiner des chevaux, des aurochs ou des bisons, comme s'ils apprenaient un langage, estime-t-il. Ils se sont transmis la mémoire de ces gestes et des formes géométriques nécessaires à leur exécution. » C'est ce qui explique, selon lui, la similitude des styles entre des grottes distantes de milliers de kilomètres, comme Chauvet et Coliboaia, découverte en 2010 en Roumanie.

Répétition stylistique

Les deux cavités ont été décorées par des Aurignaciens, du nom de la première culture du paléolithique supérieur il y a 29.000 à 40.000 ans, l'une en Ardèche, l'autre, plus récente, en Transylvanie dans le massif du Bihor, à 1.500 km de là. Elle renferme une dizaine de dessins au charbon : un bison, un cheval, deux têtes d'ours, un possible mammouth et deux têtes de rhinocéros. « Les oeuvres de Coliboaia ne possèdent ni les effets de modelé, ni la virtuosité de Chauvet, mais le style général est bien là. On y retrouve en particulier le même dessin arqué de l'encolure et du garrot qui donne aux animaux un aspect ramassé », analyse l'expert.

Ces similitudes ne sont pas les seules qu'il ait trouvées. Dans quasiment toutes les cavités en Europe, les mêmes techniques dominent le trait. Comme dans la vallée de Foz Côa, qui a fourni au nord du Portugal plus de 5.000 gravures datées de 20.000 à 25.000 ans ; celles-ci ont servi de base aux peintures de Lascaux, 3.000 à 4.000 ans plus tard. La ligne cervico-dorsale des animaux, qui va de la crinière à la queue, y est par exemple représentée par une triple courbure formant un S aplati, comme dans la cavité de Dordogne.

De même, une courbe et une contre-courbe figurent le ventre et la patte antérieure des chevaux... « La stabilité et le niveau de rigueur de la répétition stylistique à travers les âges suggèrent que le savoir artistique se transmettait entre élites dans des clans hiérarchisés, spécule l'historien. La détention de ces conventions picturales au pouvoir d'attraction sociale phénoménal donnait sans doute aux artistes de la préhistoire un statut supérieur. »

Un système héraldique

On est loin de l'image d'Epinal de tribus primitives sans statut véhiculées par les livres d'histoire. Avec l'abondance des ressources dans les grandes steppes herbeuses, ces sociétés sont passées d'une économie de subsistance à la production d'excédents et de stocks que certains se sont appropriés. Les inégalités se sont creusées, les privilèges sociaux sont apparus et un système héraldique cohérent d'identification des personnes et des lignées semblable aux armoiries médiévales serait apparu pour transmettre ce nouveau pouvoir.

« Toute l'histoire de la peinture occidentale le montre, écrit Emmanuel Guy : l'imitation est toujours une plus-value destinée à glorifier le pouvoir, aussi bien religieux que politique, les deux étant indissociables, puisque c'est toujours par le sacré que l'élite fonde sa légitimité. Vers 35.000 ans avant le présent, poursuit-il, le développement en Europe d'une idéologie politico-religieuse inégalitaire, avec captation des territoires et des richesses par une minorité, pourrait donner un sens aux nombreuses innovations qui marquent le début du paléolithique récent. »

Naissance de la noblesse

Selon plusieurs chercheurs, les pratiques funéraires primitives confirment l'existence d'une noblesse tribale héréditaire qui bénéficiait d'un statut particulier ouvrant les droits à des funérailles fastueuses. Parmi la centaine de sites funéraires préhistoriques découverts à ce jour, celui de Sungir, sur les berges de la rivière Kliazma, en Russie, en apporte une éclatante démonstration.

Trois individus y ont été inhumés, tous de haut rang, à en croire les objets qui les accompagnent, notamment des vêtements brodés de nombreuses perles d'ivoire : 2.900 sur celui de l'homme, 4.903 et 5.274 sur ceux des enfants ! Des expérimentations ont montré que la fabrication d'une seule nécessitait une bonne heure, ce qui signifie qu'il aura fallu pas moins de près de 3.000 heures de travail pour la fabrication du vêtement de l'homme et plus de 10.000 pour ceux des plus jeunes.

« Comment expliquer un tel investissement improductif autrement que par des visées politiques, interroge Emmanuel Guy. Tout porte à croire que le traitement funéraire accordé à ces jeunes enfants pourrait résulter de statuts sociaux acquis par droit de naissance. L'inégalité de statut ne reposerait donc pas sur le mérite, comme l'indique parfois l'ethnologie des sociétés de chasse égalitaires, mais sur l'origine familiale des individus, ce qui est le propre de la noblesse. »

La pratique de l'art préhistorique victime du réchauffement climatique

Après 25.000 ans d'existence, l'art paléolithique va brutalement disparaître. Le réchauffement climatique qui marque la fin de la dernière glaciation aurait pu entraîner la fin des privilèges en bouleversant la nature et la répartition même des ressources, rendant ainsi désuètes les concessions ancestrales des familles régnantes.

« Si on admet que le bestiaire figuré sur les parois des grottes permettait aux maisons de faire valoir leur légitimité, en conclut Emmanuel Guy, il n'aurait plus été d'aucune utilité dans ce nouveau contexte. L'art paléolithique aurait tout naturellement disparu en même temps que les ressources territoriales de la noblesse fondaient comme neige au soleil. »

Comment les peintures pariétales étaient éclairées

Que voyaient précisément les hommes préhistoriques dans les ténèbres que perçait la lueur de leurs torches ? Une équipe d'EDF recherche & développement, du CNRS Edytem et de l'Institut des systèmes intelligents et de robotique a mis au point une méthode de traitement des informations perceptives et topographiques des oeuvres pariétales pour lever le voile sur la question. Dans une carrière, ils ont d'abord mesuré comment et à quelle distance éclairent les lampes à graisse et autres torches utilisées à l'époque. Puis ils ont extrapolé ces données sur d'autres types de parois et de dessins et calé le modèle obtenu sur la représentation virtuelle de la grotte Chauvet replacée dans sa configuration géologique d'origine, avant l'effondrement qui a condamné son accès et la formation de stalactites. Le résultat permet aux chercheurs de visualiser la portée des lumières sur 487 oeuvres de la partie profonde de la cavité. Ils pourront ainsi étudier si la position des peintures était le fruit du hasard, de la forme de la paroi ou d'une intention scénique, si certains animaux étaient plus visibles que d'autres, si de nouvelles associations lumineuses se dessinent, si les panneaux étaient perceptibles dans leur ensemble, ou encore si les hommes et les enfants qui les accompagnaient avaient un emplacement privilégié pour regarder les peintures. P. M.

75 000 ans d'art

- 75 000 : Grotte de Blombos (Afrique du Sud). Des hominidés gravent les premiers motifs géométriques connus (des croisillons) sur un bloc d'ocre.

- 35 000 : Chauvet (Ardèche).  Près d'un millier de gravures et de peintures sont déposées par les Aurignaciens sur les parois du site, dont 447 représentations animales de 14 espèces différentes.

- 27 000 : Cosquer (Marseille). Dans la calanque de la Triperie, qui, lors de la dernière glaciation, se situait à plusieurs kilomètres du rivage méditerranéen, les Gravettiens déposent l'empreinte négative de leur main. 10.000 ans plus tard, c'est le début du Magdalénien. Les hommes l'ornent de peintures figuratives animales terrestres et marines.

- 18 000 : Lascaux (Dordogne). La « chapelle Sixtine de la préhistoire » annonce le big bang culturel du Magdalénien. Près de 2.000 peintures et gravures, dont 950 animaux, parent ses murs.

- 17 000 : Altamira (Espagne).  Les premiers hommes qui ont occupé cette cavité 20.000 ans auparavant ont orné la grotte de symboles abstraits. Cette fois, ils y dessinent de splendides bisons polychromes.

- 14 000 : Rocher de l'impératrice (Bretagne). A la fin du Magdalénien, l'art s'éteint progressivement. Quelques rares sites, comme cet abri, livrent encore des éléments artistiques - ici, une cinquantaine de plaquettes de schiste gravées.