Le succès d'Homo sapiens pourrait être dû à ses habiletés spatiales

Daniel Baril / Université de Montréal

Source - http://www.nouvelles.umontreal.ca/recherche/sciences-sociales-psychologie/20120507-le-succes-dhomo-sapiens-pourrait-tre-d-a-ses-habiletes-spatiales.html

 thesuccessof.jpg

Des parures symboliques, tels des colliers de coquillages, pourraient avoir servi aux échanges intergroupes et contribué à l'expansion rapide d'Homo sapiens.

Si la disparition de l'homme de Néandertal demeure un mystère, les paléoanthropologues sont en revanche de mieux en mieux en mesure de comprendre ce qui a permis à son jeune cousin Homo sapiens de conquérir la planète. Selon Ariane Burke, professeure au Département d'anthropologie de l'Université de Montréal, la dispersion rapide de l'homme anatomiquement moderne n'est pas due à une quelconque intelligence supérieure ni a de meilleures techniques de chasse ou de cueillette, mais à la création d'objets symboliques qui lui ont permis d'étendre ses relations sociales sur de très vastes territoires.

C'est la thèse qu'elle expose dans un article de la revueQuaternary International et qui n'a pas manqué de susciter l'intérêt de ses collègues.

Symbolique et échanges sociaux

Homo sapiens est arrivé en Europe il y a environ 45 000 ans, en provenance d'Afrique. En moins de 15 000 ans, il était parvenu à occuper l'ensemble de l'Europe et de l'Eurasie, ce qui est considéré comme une expansion rapide. Le Néandertalien était en revanche un enfant de l'Europe, apparu sur ce continent il y a plus de 250 000 ans, après que son ancêtre Homo ergaster s'y fut établi 600 000 ans auparavant.

«L'homme de Néandertal était parfaitement capable de chasser les animaux vivant en troupeau ainsi que le gros gibier, souligne la chercheuse. Il savait aussi se nourrir de mollusques, de plantes et de noix.»

Il a par ailleurs occupé des territoires diversifiés, sous des climats variés, allant de la péninsule Ibérique jusqu'au Moyen-Orient et aux monts de l'Altaï. Mais on ne le retrouve pas dans les plaines du nord de l'Europe, où il aurait pourtant pu parfaitement vivre. Physiologiquement très bien adapté au climat froid des périodes glaciaires et postglaciaires, pourquoi n'a-t-il pas eu le même succès de colonisation que son rival fraichement débarqué?

Partant de ces faits et considérant que les zones occupées par les Néandertaliens sont de petits territoires éloignés les uns des autres, Ariane Burke émet l'hypothèse que la supériorité d'Homo sapiens réside dans le développement de son organisation sociale, survenu au cours du Paléolithique moyen, il y a de 200 000 à 35 000 ans. Cette organisation sociale «moderne» se caractérise par le maintien de relations personnelles malgré l'absence physique des personnes, et ce, sur de longues distances. Comme les tribus nomades d'aujourd'hui, les réseaux des premiers Homo sapiens auraient été constitués de petits groupes demeurant en contact les uns avec les autres.

Ces relations étendues sont quant à elles rendues possibles par l'invention d'objets culturels et symboliques qui facilitent les échanges intergroupes.

«Les objets à valeur symbolique, comme les parures, les ornements personnels, les colliers de dents d'animaux ou de coquillages, les décorations sur les armes, les incisions esthétiques sur des pierres, foisonnent au moment de la dispersion rapide d'Homo sapiens en Eurasie, affirme la chercheuse. La présence de ces objets sur de vastes territoires montre qu'il y a eu des échanges; ces objets amènent ceux qui les possèdent à se remémorer le lien social qu'ils ont établi et créent en retour une obligation de réciprocité.»

Ces contrats sociaux, consolidés par des mariages intergroupes, donnent accès à de nouveaux territoires, favorisent des échanges d'information utiles à la survie et permettent de compter sur des alliés en cas de replis imposés par des conditions environnementales adverses.

Les Néandertaliens ont eux aussi fabriqué des objets culturels symboliques, possiblement destinés aux échanges, mais beaucoup plus tardivement, soit au Paléolithique supérieur (-30 000 ans). «C'était sans doute trop peu, trop tard», estime l'anthropologue.

Habiletés spatiales

L'expansion de ces échanges sociaux pendant des millénaires a provoqué une pression de sélection sur les habiletés cognitives d'Homo sapiens. L'occupation d'un vaste territoire nécessite en effet des habiletés spatiales particulières. Toujours selon Ariane Burke, c'est au cours de cette période que l'être humain aurait développé son sens de l'orientation au moyen de la boussole interne, ou carte cognitive, qui permet une projection dans l'espace. Ce mode de locomotion est particulièrement adapté aux longs déplacements dans les plaines, où le nomade n'a que peu de repères visuels. La navigation par repères topographiques convient par ailleurs aux espaces restreints qu'occupaient les Néandertaliens.

Pour la professeure, c'est toutefois la plasticité cérébrale qui a bénéficié de l'effet de sélection. Les deux modes de navigation ne reposent pas selon elle sur des habiletés distinctes; les différences intersexes observées de nos jours dans ce domaine, qui donnent à penser que les hommes sont plus performants dans la projection spatiale et les femmes dans la mémorisation des repères, seraient à son avis des artéfacts de comportements sociaux individuels et sexuellement différenciés.

Si tous ces éléments peuvent expliquer la rapide dispersion d'Homo sapiens, ils ne permettent pas pour autant d'élucider la disparition de l'homme de Néandertal. Ariane Burke en impute la cause à de trop nombreux stress qu'a dû affronter notre cousin: stress environnemental, stress climatique et stress démographique engendré par la concurrence d'un rival pouvant mieux surmonter les difficultés grâce à ses réseaux plus étendus.