Jacques Munier
Source - http://www.franceculture.fr/emission-l-essai-et-la-revue-du-jour-le-bitume-dans-l%E2%80%99antiquite-revue-archeopages-2012-12-10
Les hommes connaissent et font de nombreux usages du bitume depuis le paléolithique, là où on pouvait le trouver en surface comme sur les rivages de la Mer Morte. L’usage le plus connu dans l’Antiquité est celui du calfatage des bateaux, pour assurer l’étanchéité mais il servait aussi de mortier dans la construction, notamment pour les parties exposées à l’humidité comme les bases des murs, de colle universelle, ou pour réaliser en mastic de bitume des objets d’art tels qu’on peut les voir au Louvre dans la collection des objets provenant de Suse, en Iran ; on l’utilisait aussi comme médecine ou pour embaumer les momies en Egypte, ou encore, à l’état liquide, proche du pétrole, pour remplacer l’huile d’olive dans les lampes et il faisait l’objet d’un commerce lucratif sur tout le pourtours du bassin méditerranéen. C’est pourquoi l’auteur parle d’une véritable « civilisation du bitume ». Ni archéologue, ni historien mais très informé des recherches dans ce domaine, il est chimiste, spécialiste de géochimie organique pétrolière et expert international à Elf Aquitaine. « De l’étude des roches-mères, des huiles de production, des asphaltes aux bitumes archéologiques – nous apprend la quatrième de couverture – il n’y eut qu’un pas à franchir, porté par la passion de l’histoire ».
C’est ce qui fait l’intérêt et le caractère inédit de l’ouvrage. Jacques Connan a travaillé avec des archéologues sur les sites, notamment irakiens comme à Hit, tout près de l’Euphrate, il a analysé plus de 2000 échantillons et apporté des réponses fiables aux spécialistes de la Mésopotamie antique qui maudissaient la présence de ce bitume qui était la cause de datations aberrantes au carbone 14, car la présence dans les échantillons de matières remontant à des millions d’années venaient perturber les calculs. Il y a dans son livre des parties techniques passionnantes sur les méthodes d’étude des bitumes, utilisées dans l’industrie pétrolière, comme le spectromètre de masse, le scanner, la pyrolyse ou la diffraction, mises au service de l’archéologie car l’analyse moléculaire permet d’établir l’origine du pétrole et de sa partie non volatile, les bitumes qui conservent la trace des substances organiques fossilisées qui les ont produites et du biotope dans lequel le sédiment s’est déposé. Mais le plus étonnant concerne l’utilisation immémoriale qui s’est faite de cette ressource partout où elle était disponible, et qui est identique dans des zones géographiques et des civilisations aussi éloignées que celles des Olmèques au Mexique, de la période Jomon au Japon qui s’étend du Xe millénaire au IIIe siècle avant notre ère, ou encore celle des Indiens Chumash et Yokuts de Californie, il y a 12000 ans. Pour la petite histoire, une pratique punitive babylonienne qui consistait à répandre sur la tête du condamné de l’asphalte chaud occasionnant de sévères brûlures a perduré chez les Anglais de la période des croisades à celle des colonies américaines en passant par l’expédition en Irlande de 1798, agrémentée de la fameuse adjonction de plumes, le supplice dit « du goudron et des plumes », qui rendait l’infamie, réelle ou présumée, durablement voyante.
Les témoignages archéologiques présentent toute la variété des usages et des matériaux, depuis les mélanges bitumineux obtenus par ajout de matières végétales jusqu’aux roches calcaires ou schistes qui sont de véritables roches-mères de pétrole et d’où proviennent les fragments qui ont servi à sculpter des objets décoratifs, des éléments de statues, des plaques votives, des vases, des objets de la vie quotidienne ou des bas-reliefs comme celui de la Fileuse trouvé à Suse et qui figure sur la couverture de l’ouvrage. L’auteur le rappelle, le bitume est malléable et thermoplastique, ce qui permet de le mélanger à d’autres substances minérales ou organiques pour réaliser toute sorte d’objets, quotidiens et artistiques, ou de matières étanches. Conditionné pour le transport, il prend souvent la forme de boulettes de taille variable, en général façonnées avec du sable. Travaillé, dilué ou au contraire séché et converti en pâte, il assure une fonction essentielle dans toutes les installations dévolues au stockage ou au travail avec les liquides, des amphores aux cuvettes, mais aussi dans tous les ouvrages destinés à la distribution et à l’évacuation de l’eau, canalisations, caniveaux ou égouts. Dans la maison, il est partout où il faut assurer l’étanchéité, dans les citernes, bassins, éviers, baignoires, mais aussi les dallages ou les toits plats. Et même dans la dernière demeure il reste indispensable pour consolider la clef de voûte et les arches en brique et imperméabiliser l’ensemble. Ceci pour les plus fortunés, s’entend, puisque le bitume est cher, comme en témoigne sa présence sous forme de roche dans les sépultures aux côtés d’objets précieux. L’auteur reproduit une liste des prix en fonction de la qualité et de la provenance du bitume et la meilleure preuve de sa grande valeur c’est qu’on le grattait sur la coque des vieux navires pour le récupérer avant de les expédier à la casse.
A propos des pratiques funéraires égyptiennes, Jacques Connan est entré malgré lui dans une polémique d’archéologues avec quelques uns d’entre eux qui se sont évertués à ignorer ses analyses et obstinés à prétendre que la coloration foncée des momies était due à une oléo-résine, ou encore à une matière grasse oxydée. Alors que le spécialiste de géochimie organique pense avoir établi que dans la plupart des cas il s’agit de bitume de la Mer Morte qui enduisait ainsi les corps dans un cadre rituel, ce qui est confirmé par un document du Ier siècle avant JC sur le rituel de l’embaumement, qui enjoint de faire des onctions – je cite – à « l’huile du minéral qui fait noircir ». Car la valeur symbolique de cette pratique était liée au dieu Osiris, le dieu assassiné dont la mort, au plus haut de l’inondation du Nil, annonçait le retrait des eaux et la renaissance de la germination. Il y a aussi les usages médicaux du bitume, surprenants quand on connaît comme aujourd’hui son caractère cancérogène et cet article de l’Encyclopédie à propos des eaux de Pechelbronn : « C’est une eau de goudron naturel, qui ne porte en elle que des parties balsamiques (…). Cependant, elle réchauffe l’estomac, tient le ventre libre et donne l’appétit en en buvant trois ou quatre verres le matin à jeun. »