"Impressions sur le patrimoine archéologique de la Martinique" 

PART.2

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Le fort de la Pointe du Bout, aux Trois-Ilets.

Un patrimoine méconnu

Tous ces témoignages du passé sont déjà considérables, pour un territoire de 1128 km². Cependant, une personne attentive et curieuse pourra en découvrir beaucoup d’autres, au hasard de ses promenades, en s’intéressant aux indices fournis par les noms de lieux, en s’arrêtant sur de petits symboles figurant sur les cartes routières, en prenant le temps de lire des guides détaillés et des publications spécialisées, et naturellement, en conversant avec les habitants. Mon propos n’est pas, ici, de dresser un inventaire du patrimoine méconnu de la Martinique –la tâche serait titanesque- mais plutôt d’en évoquer quelques aspects notables. Revenons-en, pour cela, aux ouvrages défensifs dont les autorités coloniales ont doté l’île. Des cartes anciennes montrent qu’un étonnant réseau de forts ceignait le territoire. Ayant cela à l’esprit, notre curiosité ne peut qu’être aiguisée par certains toponymes, comme celui du quartier de « La Batterie », à Case-Pilote. On parcourant le secteur, et en interrogeant ses habitants, nous finissons effectivement par dénicher, dans le jardin d’une propriété privée, les vestiges de solides murailles. Bien d’autres fortifications, aujourd’hui localisées dans un contexte urbain, n’en sont pas moins largement ignorées du public. Ainsi, les ruines du fort de la Pointe du Bout (Les Trois-Ilets) sommeillent, dans un bosquet, tout près de plages, d’hôtels et de commerces très fréquentés. 

Des monuments d’un genre différent se dressent, telles des sentinelles, le long des côtes martiniquaises. L’un d’eux peut être aperçu, depuis le « Château Dubuc », sur le morne qui domine l’extrémité de la péninsule de la Caravelle. Construit en 1861, le phare de la Caravelle est le plus ancien à être encore en activité, sur l’île. Celui du Prêcheur date, pour sa part, de 1927 ; sa blanche et élégante silhouette s’élance ostensiblement, au milieu de la petite localité. En parcourant la campagne, on aperçoit des tours de facture plus ancienne, dominant des champs ou des bois. Il s’agit de moulins et de fours à chaux, érigés à l’époque coloniale. Certaines de ces constructions sont aujourd’hui éloignées des foyers de l’activité économique ; c’est le cas des ruines du moulin du Morne La Plaine, envahies par une végétation luxuriante. A Sainte-Anne, un four à chaux, qui semble vouloir échapper à l’emprise des arbres, apparaît au bord de la voie de l’Habitation Caritan ; tout près, un panneau attire opportunément l’attention des promeneurs, qui y trouvent des informations sur les fours à chaux d’antan.

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Les ruines d’un moulin, au Morne la Plaine.

A une douzaine de kilomètres de là, sur la Nationale 5 et le rivage du Cul-de-Sac du Marin, un panneau annonce notre arrivée au lieu-dit Petite Poterie. Nous y trouvons, justement, les restes d’installations ayant servi à la fabrication de récipients en céramique, sur les terrains de l’Habitation Dalençon, au XVIIIème et au début du XIXème siècle. L’accès à la poterie coloniale de l’Ilet Chancel est moins aisée, naturellement ; néanmoins, ses ruines et celles de la sucrerie qui lui était associée sont régulièrement fréquentées par des touristes -aussi attirés, il est vrai, par les flegmatiques iguanes qui ont élu domicile en ces lieux. D’une façon générale, les vestiges d’anciennes habitations sont abondants, en Martinique. Il faut dire que sur la carte établie par l’ingénieur du Roi René Moreau du Temple, en 1770, l’île apparaît parsemée d’une multitude de ces exploitations. L’une d’elles, désignée à l’époque sous le nom de « Blondel », a laissé des ruines impressionnantes, sur les pentes du Piton de Crève-Cœur, à Sainte-Anne. On peut y reconnaître, entre autres, les restes de la maison principale, du moulin à bêtes, de la sucrerie, de la purgerie et de l’enclos à animaux.

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Les ruines de Crève-Cœur, à Sainte-Anne.

Des vestiges d’un tout autre genre gisent dans le « Monde du Silence » : au cours de l’Histoire, de nombreux navires ont sombré près des côtes martiniquaises. Rien que dans la baie de Saint-Pierre, au matin du fatidique 8 mai 1902, une vingtaine de bateaux a été envoyée par le fond. Ces cimetières d’épaves ne doivent pas être condamnés à l’oubli. C’est ainsi que dans le cadre de la mission du Grand Saint Pierre, sur laquelle je reviendrai plus loin, un projet de centre de découverte et de formation à l’archéologie sous-marine est à l’étude.
Il convient de préciser, maintenant, qu’un monument n’a pas besoin d’être enveloppé de végétation, « perdu » dans la campagne ou englouti, pour être ignoré. En agglomération, des trésors du passé pourtant bien visibles, peuvent passer inaperçus, tels la lettre volée d’Edgar Allan Poe. Je pense notamment aux maisons anciennes, si présentes dans le paysage urbain martiniquais, et si chargées d’histoire. Le plus souvent, elles ne dévoilent aux passants que leurs attraits extérieurs, ne réservant leur intimité qu’à quelques privilégiés. Quelques-unes, néanmoins, sont accessibles au public, à l’exemple de celles de la boulangerie Surena et du bar-restaurant Le Vieux Foyal, à Fort-de-France. Et puis, à Saint-Pierre, on s’attardera sur une série de maisons éventrées, et hantées de tragiques souvenirs.

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Ruines d’une des maisons du quartier du Figuier, à Saint-Pierre.

Dans le domaine de l’archéologie précolombienne, la situation est très différente : très peu de vestiges présentent un caractère monumental. J’ai déjà mentionné les roches gravées de Montravail. Un autre site d’art rupestre natif est jalousement gardé par la Forêt des Mangles du Galion, à Trinité. Le visiteur assez intrépide pour s’aventurer dans ce milieu hostile pourra y découvrir des pétroglyphes exécutés sur des rochers, montrant des visages très stylisés et des motifs abstraits. La « Roche à Bon Dieu », quant à elle, est située dans l’agglomération de Macouba, dans le lit d’un ruisseau. Sa surface supérieure est constellée de cupules, que les Amérindiens ont pu utiliser comme polissoirs, comme meules ou comme réceptacles de substances diverses. 

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La « Roche à Bon Dieu », à Macouba.

Pour le reste, on reconnaît généralement la présence d’un établissement amérindien aux fragments de céramique et aux artefacts en pierre qui jonchent le sol. L’un des plus vastes sites précolombiens de Martinique couvre une quinzaine d’hectares de l’habitation Vivé, au Lorrain. Des communautés agricoles de culture saladoïde se sont succédé, ici, au cours des trois premiers siècles de notre ère ; vers l’an 280, une éruption de la Montagne Pelée a entraîné l’abandon du site. Quelques dizaines d’années plus tard, de nouveaux occupants sont venus y implanter un village. Le gisement archéologique de Vivé a livré de grandes quantités de céramique peinte, incisée ou modelée, dont on peut voir des spécimens au Musée départemental d’archéologie précolombienne et de préhistoire. A Vivé même, un projet de centre d’animation et d’interprétation de la culture précolombienne est porté par la Communauté de communes du nord de la Martinique. Notons que dans son « Introduction à l’archéologie martiniquaise », publiée en 1952, le père Robert Pinchon signalait déjà l’existence de « multiples emplacements de villages qui, par leur importance, prouvent un habitat considérable tout au long des siècles qui précédèrent la venue des Européens ». Aujourd’hui, en Martinique, on connaît une centaine de sites précolombiens, localisés principalement dans les zones côtières.

Un héritage à valoriser

Je pourrais m’étendre, longtemps encore, sur le patrimoine archéologique martiniquais, mais j’en viens à présent à l’essentiel : dans le contexte antillais, cet héritage est d’une richesse exceptionnelle. Il est le témoin de quelque vingt siècles d’une histoire mouvementée, mais aussi de l’attachement passionné d’hommes et de femmes, à cette terre généreuse et stratégiquement située, au cœur des Amériques. Il permet, en outre, de mieux comprendre les réalités sociales actuelles de la Martinique, et nourrit les traditions, les identités et la création artistique, tout en favorisant le tourisme. En somme, il a vocation à faire de la Martinique un phare de la mémoire et de la culture, dans les Antilles. Comme l’explique Benoît Bérard dans la conclusion de l’ouvrage collectif Martinique, terre amérindienne (2013), la Martinique a joué un rôle pionnier dans l’archéologie des Petites Antilles, à partir des années 1930. Des centaines de sites précolombiens et historiques ont déjà été officiellement enregistrés sur l’île, et de nouveaux sont découverts, chaque année, au cours de prospections et de fouilles, ou tout simplement, par hasard. J’ajoute qu’aujourd’hui, 94 sites, édifices ou parties d’édifices bénéficient d’une protection, au titre des Monuments Historiques. Plusieurs d’entre eux font l’objet de travaux de restauration et de mise en valeur ; sur cette terre culturellement fertile, les initiatives de ce genre sont appelées à fleurir. On peut espérer, par ailleurs, que des monuments martiniquais allongeront, un jour, la liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO, destinée à mettre à l’honneur le patrimoine ayant une « valeur universelle exceptionnelle ».  Les acteurs institutionnels impliqués dans l’archéologie martiniquaise sont, principalement, le Ministère de la Culture, les Universités (au premier rang desquels, l’Université des Antilles et de la Guyane), l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP) et certains opérateurs privés en archéologie préventive (qui interviennent, à la demande l’Etat, lorsque des gisements sont menacés par des projets d’aménagement), ainsi que les collectivités territoriales. C’est dans ce dernier cadre, plus précisément dans celui du Conseil Régional, qu’a germé l’ambitieuse initiative du Grand Saint-Pierre, en 2010. Egalement soutenue par l’Etat français, l’Union Européenne et des entreprises, la mission du Grand Saint-Pierre cherche à redonner du lustre à l’ancien « Petit Paris des Antilles » et à redynamiser le nord de la Martinique.Il serait sans nul doute pertinent de créer, en Martinique, un service archéologique territorial. En France, il existe un peu moins d’une centaine de ces services, dont les fonctions peuvent couvrir les champs des recherches préventives et programmées, de la conservation des vestiges, de l’éducation et de la culture au sens large. L’archéologie locale peut aussi être promue dans un cadre associatif. Fondée en 1962 par le père Pinchon et Jacques Petitjean Roget, l’Association Internationale d’Archéologie de la Caraïbe (AIAC) a apporté des contributions cruciales au développement de l’archéologie et à la protection du patrimoine de la Martinique. Plusieurs « associations des amis » de sites, de monuments et de musées martiniquais ont aussi été constituées. Mais curieusement, on ne trouve pas, dans le département, de ces sociétés d’archéologie qui se sont multipliées en Métropole. Parmi les entités de droit privé, on signalera le remarquable travail accompli par la Fondation Clément, au profit du legs culturel et des arts de la Martinique. La Fondation du Patrimoine est également active sur l’île, à travers son pôle interrégional Antilles-Guyane ; elle se donne pour mission « de sauvegarder et de valoriser le patrimoine rural non protégé » de la France. Je voudrais mentionner, ici, un autre modèle d’organisation, qui pourrait être reproduit en Martinique : celui de la fondation guatémaltèque Pacunam (Patrimonio Natural y Cultural Maya), avec laquelle j’ai eu l’honneur de collaborer. Créée en 2006, Pacunam réunit de grandes entreprises, engagées en faveur de l’archéologie, de la biodiversité et du développement durable ; son action, qui est saluée internationalement, se concentre sur la Réserve de la Biosphère Maya, dans le nord du Guatemala. Mais rappelons que chaque individu a son rôle à jouer dans la gestion et la promotion du patrimoine, en faisant preuve de curiosité intellectuelle, en respectant les monuments et antiquités, en dénonçant les déprédations et trafics illicites qui les affectent, en signalant aux autorités les découvertes archéologiques fortuites –pour tout dire, en assumant, avec responsabilité, l’héritage transmis par les générations passées.