Fellini a voulu voir Tulum

 

Fellini a voulu voir Tulum

Dans les années 1980, le cinéaste italien avait fait un voyage au Mexique dans l’idée de tourner un film inspiré des écrits de Carlos Castaneda. Le film n’a jamais vu le jour. Les raisons ? Aussi ésotériques que les livres de l’anthropologue péruvien.

Sergio R. Blanco

Source -  http://www.courrierinternational.com/article/2011/05/19/fellini-a-voulu-voir-tulum

 

Extrait de la bande déssinée, Viaggio a Tulum de Federico Fellini, et la version française de Milo Manara, Voyage à Tulum , sur un projet de Federico Fellini pour un film en devenir, paru en 1990 aux éditions Casterman.

Octobre 1984. Federico Fellini reçoit un coup de téléphone alors qu’il se trouve sur un plateau de Cinecittà, en pleine préparation de son film Ginger et Fred.— Carlos est ici. Tu veux le voir ?
Cela fait quinze ans que Fellini cherche à rencontrer Carlos Castaneda. L’auteur de L’Herbe du diable et la petite fumée (1968), Voir (1971) et Voyage à Ixtlan (1972), des livres publiés dans le monde entier, suscite curiosité et admiration. Il révèle dans ces ouvrages une part de la sagesse d’un supposé Indien Yaqui se présentant sous le nom de don Juan Matus, qu’il aurait connu dans le désert de Sonora, lors d’une enquête menée dans le cadre de ses études d’anthropologie à l’université de Californie. Ce sorcier, comme l’affirme Castaneda dans son récit à la première personne, l’aurait pris comme apprenti et lui aurait révélé les préceptes ancestraux de son peuple, les effets psychotropes du peyotl et les puissances surnaturelles que les hommes pouvaient parvenir à dominer. Fellini a le projet de réaliser un film inspiré des livres de Castaneda, mais il n’a pas trouvé le moyen d’en acquérir les droits.

Quelques années plus tard, en 1988, dans le défunt hebdomadaire L’Europeo, il racontera cette rencontre nocturne avec Castaneda dans un hôtel de Rome. “A l’heure dite, j’ai vu arriver un homme petit, trapu, brun : un Sicilien, un gros Sicilien avec des dents blanches brillantes, aux manières affables, cordiales. Quelqu’un de très jovial : aucun trait romantique qui puisse évoquer un quelconque envoûtement. Le sourire du Mexicain [en fait Castaneda était péruvien], qui fait penser aux Calabrais, aux Napolitains, les cheveux ondulés et brillants, les sourcils très noirs, l’œil un peu globuleux, mais affable, curieux. Un regard touchant, un côté convivial et tactile, une manière de s’assurer que vous êtes là et que les autres sont ici avec vous. “My dear friend.” “Cher ami !” Nous nous sommes donné l’accolade.”

D’autres metteurs en scène, comme Alejandro Jodorowsky, avaient tenté en vain de réaliser un film inspiré de l’œuvre de Castaneda. Apparemment, l’écrivain avait choisi Fellini, et vice-versa. A Rome, ils se voient plusieurs fois. Castaneda, tel un oracle, insistait sur le fait que le moment était propice pour faire le film. Il voulait convaincre Fellini de tourner au Mexique, alors que ce dernier disait qu’il pouvait réaliser des décors de paysages mexicains à Cinecittà. Ce sera leur premier désaccord. Le cinéaste le ­présente à son producteur, Alberto Grimaldi. Fellini veut remettre à plus tard la rencontre, parce qu’il est sur le point de commencer le tournage de Ginger et Fred, mais Castaneda l’en empêche : il lui dit que le rendez-vous suivant doit avoir lieu immédiatement à Los Angeles.
Le voyage est financé par Grimaldi, en 1984, mais Fellini ne tournera jamais le film. De retour à Rome, le cinéaste raconte à ses amis que Castaneda s’est volatilisé, mais que lui et ceux qui l’accompagnaient viennent de vivre un voyage étrange, ponctué de messages anonymes [trouvés dans les chambres d’hôtels], de coups de fil menaçants, de signaux ésotériques. La légende noire de ce film non tourné se cristallise en 1986, quand le Corriere della Sera publie, sous le titre Viaggio a Tulun [sic], un scénario que le cinéaste a écrit en collaboration avec son scénographe Tullio Pinelli, accompagné d’illustrations de Milo Manara. Le quotidien présente le texte comme un scoop sur ce que va être le prochain film de Fellini. Le scénario raconté est inquiétant, mais le message sur lequel il se termine l’est plus encore : “Les faits ici présentés se sont produits dans la réalité.”
Ce texte cinématographique de Fellini raconte l’histoire d’un film dans le film : celle d’un réalisateur qui décide de faire un film en s’inspirant des recueils de légendes et de rites magiques des anciennes civilisations aztèques rédigés par un universitaire latino-américain dont on ne dit jamais le nom, comme si l’on évitait de nommer Carlos Castaneda. ...
Il est 15 heures passées de quelques minutes, heure italienne, quand la sonnerie du téléphone retentit. L’écrivain Andrea De Carlo décroche aussitôt : il attend un appel du Mexique. En 1984, De Carlo, alors âgé d’à peine plus de 30 ans, a accompagné Fellini à Los Angeles et à Mexico. Son deuxième livre, Macno, était alors sur le point de paraître. Grâce à l’aventure mexicaine, De Carlo publie en 1986 son troisième roman, Yucatan, dans lequel il raconte les événements étranges qui se sont déroulés au Mexique en faisant alterner réalité et fiction. Ses protagonistes sont un metteur en scène et un journaliste. Ce roman n’a pas plu à Fellini. ...

De Carlo a été assistant de Fellini entre 1982 et 1983, pendant le tournage d’E la nave va [Et vogue le navire]. En octobre 1984, le metteur en scène lui a proposé de l’accompagner à Los Angeles pour rencontrer Castaneda. L’histoire qu’il lui a racontée au sujet de sa rencontre avec l’anthropologue – il y était question cette fois d’une limousine noire qui se serait arrêtée dans la rue et dont Castaneda serait descendu – lui paraissait invraisemblable. Mais il savait que Fellini donnait volontiers libre cours à son imagination, reconstruisant presque tout. Les deux hommes sont partis pour Los Angeles, à l’aéroport ils étaient attendus par le fils d’Alberto Grimaldi, le producteur de Fellini. A l’hôtel, ils ont rencontré Castaneda. Jusqu’ici, tout coïncide avec le scénario publié dans le Corriere della Sera.
“Je le voyais pour la première fois. C’était un homme assez petit, très énergique, aux cheveux teints d’un noir très intense. Ce n’était pas du tout le personnage silencieux et mystérieux que j’avais imaginé. Il était très exubérant, il avait l’air ravi d’être sur le point de faire un film avec Fellini.” Il était prévu que les trois Italiens parcourent le Mexique avec l’anthropologue pour visiter les lieux de ses histoires, dont Fellini s’inspirerait pour son film. Mais les choses se sont mises à aller de travers. De Carlo raconte qu’ils ont commencé à recevoir des messages les invitant à se méfier de Castaneda. Quand Fellini les a montrés à l’anthropologue, celui-ci a perdu son sang-froid.
“Au début, Castaneda disait : ‘Ah, mais ce n’est pas sérieux !’ Mais quand nous en sommes arrivés aux premiers messages menaçants (‘Il ne faut pas suivre cet homme, parce qu’il ne sait pas’), Castaneda nous a dit : ‘Ce sont des fous qui me persécutent’. Cela ressemblait à une espèce de culte. Puis finalement, il a pris peur. Il nous a dit : ‘Si nous y allons tous ensemble, c’est très dangereux pour vous, en revanche si vous n’y allez que tous les trois, vous ne risquez rien.’ Ensuite, il nous a raconté qu’il avait été suivi par une voiture, qui était peut-être de la CIA. Là-dessus, il a disparu et nous ne l’avons plus jamais revu.

– Dans le projet de film publié par le Corriere, il est dit que l’anthropologue vous a accompagnés au Mexique. Cela ne s’est donc pas passé comme ça dans la réalité ? – Le point de départ du scénario de Fellini est authentique, bien sûr, répond De Carlo, mais la suite de l’histoire est entièrement imaginaire, elle ne correspond pas du tout au déroulement des faits. Fellini, Grimaldi et moi, sans Castaneda, nous sommes donc partis en voiture à travers le nord du Mexique, mais nous nous sommes rendu compte, finalement, que ce circuit ne rimait à rien. Castaneda nous avait indiqué de manière très vague, sur la carte, les lieux magiques, mais en réalité, sans lui, nous étions incapables de les retrouver.”
Exténués, les trois Italiens sont rentrés à Los Angeles. Ils devaient se rendre dans le Yucatán, vers où les conduisaient les notes mystérieuses. Ils ont pris un avion pour Cancún et ont fait une brève escale à Mexico. Tous les messages disaient qu’ils devaient aller dans le Yucatán. Et Fellini avait l’air prêt à suivre ces messages.
“Nous avons continué à découvrir des messages. Dès que nous arrivions quelque part, nous trouvions un message nous indiquant la destination suivante. Nous nous sommes alors rendus sur le site archéologique de Chichén Itzá et on nous a dit que le pôle négatif du monde était situé à cet endroit. Ensuite, on nous a invités à rejoindre le pôle positif, à savoir Tulum. Après avoir loué une Jeep, nous avons trouvé des messages qui fournissaient tous les détails : ‘Vous devez prendre une voiture découverte, puis tourner pour être en contact avec le ciel.’ C’est ce que nous avons fait. Il s’agissait d’une voiture à quatre places, et il n’y avait personne pour nous attendre là-bas. Je n’ai pas non plus le souvenir que l’un d’entre nous ait eu un appareil photo à Tulum. Puis nous sommes rentrés à Cancún et, de là, nous sommes repartis pour Los Angeles.
— Vous avez trouvé des chamans ?
— Non, à la grande déception de Fellini.”
...

Dans les dernières années de sa vie, Fellini n’est pas parvenu à réunir les fonds pour faire le film et il a transformé en bande dessinée, avec des dessins de Milo Manara, le scénario qu’il n’avait pas pu porter à l’écran. Viaggio a Tulum est paru en 1990 chez Rizzoli [et en France chez Casterman, sous le titre Voyage à Tulum], Manara en a fait une histoire érotique, où Fellini, qui apparaît dans certaines planches, est figuré parfois sous les traits de Marcello Mastroianni.
La réalisation de la bande dessinée a été menée tambour battant : Fellini donnait les ébauches à Vincenzo Mollica [ami de Fellini, spécialiste de la BD et critique de cinéma, qui a fait se rencontrer Manara et le cinéaste] et celui-ci les envoyait par fax à Manara, qui se trouvait à Vérone. Mais le sortilège mexicain continuait d’opérer. Ils se sont mis à recevoir d’étranges appels téléphoniques. “Ils voulaient savoir ce que nous faisions. C’était un groupe italien lié aux expériences de Castaneda, c’est-à-dire à son mode de pensée.” Si, dans un premier temps, Fellini a prévu que le personnage de Carlos Castaneda figurerait dans la bande dessinée, ces appels anonymes l’amènent à y renoncer. Il modifie le début de l’histoire en la rendant bien plus surréaliste, ce qui n’est pas pour déplaire à Manara : plus qu’un rêve, la BD serait un grand cauchemar allégorique sur l’apocalypse du monde telle qu’ils étaient en train de la vivre.
Fellini a toujours pensé que son projet cinématographique sur les livres de Castaneda avait sans doute irrité et inquiété certaines personnes, qui devaient appartenir à une sorte de secte dont dépendait certainement l’anthropologue. En somme, d’après lui, les menaces provenaient d’une organisation dépassant la personne du mystérieux écrivain. Et comme le cinéaste était très superstitieux, il a préféré ne pas porter cette histoire à l’écran. ...

Un avion vient d’atterrir à Mexico en provenance d’Inde. Tony Karam, directeur de la Maison du Tibet au Mexique, en descend. On dit qu’il a été très lié avec Castaneda et qu’ensuite il a pris ses distances avec lui, vers le milieu des années 1990, quand l’anthropologue a proposé à Karam de devenir “le nouveau nagual” [sorcier arrivé à un stade avancé de la connaissance]. Selon Amy Wallace, l’une des disciples et maîtresses de Castaneda, “Tony a décliné cette offre, de plus en plus convaincu que les histoires de Carlos étaient des inventions et que ses méthodes étaient destructrices et dégradantes”.
Le lendemain, un lundi froid, à 9 heures, le téléphone a sonné. C’était votre serviteur, le journaliste qui enquête sur Le Voyage à Tulum. Karam attendait ce coup de fil. “Nous avons noué une relation qui a duré de nombreuses années. Je lui rendais visite aux Etats-Unis ou au nord du Mexique, ou bien il venait me voir à Mexico.” La voix est apaisante. Karam affirme que l’anthropologue avait une capacité hors du commun pour saisir la structure psychologique d’un individu, presque au premier coup d’œil, ce qui lui permettait de manipuler ses interlocuteurs avec une facilité déconcertante. “Sans éthique, mais de façon magistrale.”
Au dire de Karam, Castaneda pensait que s’il y avait un cinéaste capable de porter à l’écran ses trois premières œuvres, c’était bien Fellini. Il l’a donc invité au Mexique pour faire un périple à travers ce qu’il considérait comme les “lieux de pouvoir” de son œuvre et de son histoire personnelle, mi-réelle, mi-imaginaire. Mais Castaneda cherchait aussi à s’amuser aux dépens de celui qu’il admirait, Fellini. “Pendant ce voyage, Castaneda, fidèle à son style, manipulait la réalité autour de Fellini ; il enquêtait sur des épisodes de la vie du cinéaste, des faits qu’il pouvait ensuite lui présenter comme des intuitions magiques, et lui avait préparé une sorte d’itinéraire fantasmagorique pendant son séjour au Mexique. Ce qui a fourni au réalisateur la matière de son scénario.”
Pour Karam, Castaneda est un grand écrivain. S’il avait présenté ses livres comme des œuvres de fiction, à l’en croire, il occuperait aujourd’hui une place de choix dans la littérature latino-américaine. Mais il a décidé de les présenter comme une sorte de récit d’expériences personnelles. Ce qui l’a amené à s’éloigner peu à peu du monde universitaire et l’a privé de reconnaissance dans des cercles plus cultivés. Il est devenu un personnage du monde ésotérique. Karam voit en lui un homme pétri de contradictions, avec la structure mentale d’un gourou, ni plus ni moins. Il s’est employé à déifier sa propre personne, assure Karam. Un jour, Karam a appris que l’un des fils du romancier [mexicain] Carlos Fuentes avait eu un problème psychologique important, qui l’avait conduit à l’hôpital, et il a parlé de cet incident avec Castaneda. Ce dernier n’a pas tardé à parler à Fuentes comme s’il avait eu une révélation paranormale. D’après Karam, Castaneda a fait la même chose avec Fellini. “Castaneda vous a-t-il dit qu’il avait eu l’intention de manipuler Fellini ?
— Il a évoqué certains détails du fameux voyage. Et puis, avec le temps, par des gens de son entourage, j’ai fini par comprendre qu’il tenait certaines informations de personnes proches de lui à cette époque et qu’il présentait ensuite les faits en question comme s’il en avait eu connaissance grâce à une sorte de révélation. Il parlait par téléphone, puis disparaissait. C’était tout à fait son style. Ceux d’entre nous qui le connaissaient bien savaient comment cette mécanique opérait en lui.
— Quand Castaneda s’est énervé en découvrant les messages que Fellini avait trouvés dans sa chambre d’hôtel à Los Angeles, en fait, il jouait la comédie ?
— Oui, c’était bien le genre de Carlos, de jouer avec les gens de cette manière et de créer artificiellement une ambiance mystérieuse, magique. Cela faisait partie de sa manière de générer l’influence et l’impact qu’il avait sur les gens.
— Pourquoi Castaneda a-t-il changé d’avis quant au fait que Fellini tourne son film ?
— A ce qu’il m’a dit, pour une raison ou pour une autre, pendant qu’il était avec Federico Fellini, il a dû se rendre compte que le cinéaste était aussi quelqu’un qui avait une très forte personnalité. Celui qui allait adapter ses livres devait être un inconditionnel, quelqu’un de totalement dévoué, car c’est le type de relation qu’il avait avec absolument tout le monde. Quand il s’est rendu compte qu’il n’allait pas pouvoir obtenir cela de Fellini, d’une certaine façon il a fait machine arrière.”
...

Fellini avait beaucoup de points communs avec Castaneda. L’un comme l’autre étaient capables de changer le regard des autres. Egocentriques, ils faisaient tous deux l’objet d’un culte et n’avaient pas leur pareil pour raconter des histoires auxquelles ils finissaient par croire eux-mêmes. Et c’est avec un art consommé qu’ils inventaient leur propre personnage et construisaient une sorte de mythologie d’eux-mêmes.
Fellini ne s’est peut-être jamais rendu compte que, à l’égal de Mastroianni dans la BD de Milo Manara, il avait été lui-même sans le savoir le personnage d’un film. Un film dont Castaneda tirait les ficelles. Mais on peut aussi imaginer qu’en grand visionnaire qu’il était, le cinéaste ait compris dès le début la manipulation de Castaneda et s’en soit servi pour que nous soyons tous les acteurs éternels du film qu’il n’a jamais tourné.