Estrées-Saint-Denis (France) : nouvelles données sur le sanctuaire de « Moulin-Brûlé »

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Le site du « Moulin Brûlé » occupe le sommet d’une éminence naturelle (87 m d’altitude) sur laquelle trois principaux monuments ont été mis au jour par l'Inrap en 2014 : un enclos consacré, un temple et un édifice de spectacle. Les recherches menées depuis précisent leurs différents états de construction et confirment l'importante activité économique et religieuse de cette bourgade antique du second âge du Fer au Bas-Empire.

L'ENCLOS CONSACRÉSecteur 2, théâtre romain. Empr

Dans la moitié sud du site sont apparus les vestiges d’un enclos quadrangulaire dont seul l’angle sud-est a pu être fouillé. Trois états de constructions ont été reconnus.

Un enclos palissadé ?

La première construction semble correspondre à un espace ceinturé par des structures de type trous de poteaux et fosses, dont une partie, à l'est, coïncide probablement avec l’élévation d’une palissade, ainsi qu'une large entrée matérialisée par quatre trous de poteaux. Dans l'un de ces derniers, de forme ovalaire, a été mis au jour un contenant en matière périssable (boîte en bois ? en cuir ?) en position quasi-centrale. Outre quelques gros charbons de bois, y ont été découverts sept tessons, la moitié d’une grosse perle en calcaire coquillier et plusieurs gouttelettes et/ou micro-scories de bronze, ainsi que des semences de caméline, des grains d’orge, de blé amidonnier et de céréales indéterminées, des fragments d’une matière organique évoquant de la mie de pain ou de galette, ainsi qu'un nombre important de semences de gesse cultivée/gesse chiche. Les analyses ont démontré que cette première occupation se met en place au second âge du Fer, autour de 360-210 av. J.-C., et perdure au moins jusqu’à 160 av. J.-C. Or, la gesse est quasiment absente en Picardie et en Île-de-France à cette période. Aussi, sa présence en quantité élevée tend à évoquer un dépôt primaire ou un dépôt de fondation.

Un enclos fossoyé et un bâtiment circulaire

Le deuxième état de construction paraît indiquer une transformation de l’espace palissadé en un enclos fossoyé. Celui-ci reprend pratiquement le même tracé que la palissade. Le porche d’entrée devient plus important et des espaces semi-enterrés sont aménagés de part et d’autre. La voie qui mène à l’entrée est elle-même bordée de poteaux, de nouvelles palissades étant peut-être dressées. Selon le mobilier retrouvé, cet enclos aurait été occupé de 50 - 30 av. J.-C. jusqu’à la fin du règne de Néron (54 apr. J.-C.), avant dernier empereur de la dynastie julio-claudienne.

Fig 1 enclos etats 1 et 2 bat copie

Évolution de l’enclos consacré et focus sur le bâtiment de plan circulaire. © Topographie : E. Mariette ; DAO : S. Guérin, Inrap

À l’intérieur de l’enclos, dans l’angle sud-est, 9 trous de poteaux déterminent le plan d’un bâtiment circulaire d’environ 4 m de diamètre (soit près de 12,50 m²), précédé à l’est d’une possible entrée signalée par deux autres trous de poteaux. Les édifices de plan circulaire et ovale ne sont pas inédits aux époques laténienne et pré-augustéenne. Pour preuve, le sanctuaire du « Moulin des Hayes » (Estrées-Saint-Denis)  a lui aussi livré plusieurs bâtiments similaires, interprétés comme des espaces sacrés et/ou réservés à des entités sacrées.

Un enclos maçonné

C'est au cours de la seconde moitié du Ier s. apr. J.-C. que  l’enclos est monumentalisé et pérennisé dans la pierre. Bien que cet ensemble nous soit parvenu uniquement à l’état de fondations, on constate qu’une fois les fossés comblés, des galeries à portiques sont élevées, reprenant en partie le tracé de l’enclos fossoyé. Cependant, pour ne pas réduire l’espace intérieur de la cour, l’emprise des galeries est reportée à l’extérieur des fossés (sur les côtés notamment). Enfin, une entrée monumentale de plan carré – la « tour-porche » – vient se substituer au porche en bois. La superficie minimum de cet ensemble est d’environ 2116 m², si l’on se base sur la façade orientale longue d’environ 46 m. Ce monument pourrait avoir été occupé durant tout le IIe s., avant d’être définitivement abandonné soit à la fin de ce même siècle ou au cours de la première moitié du IIIe s.

Quelle que soit la période considérée, le mobilier archéologique mis au jour, notamment métallique, est assez caractéristique des contextes de sanctuaires. Il comprend des monnaies, des parures (fibules, perle en potin), deux rouelles, des anneaux, des pièces d’armement (trois rivets d’umbo, un grand rivet de bouclier) et des éléments d'attelage et de harnachement (mors, clou émaillé, anneau passe-guides). Un objet singulier à l’effigie de Janus, le dieu aux deux visages mais aussi dieu des commencements, des passages et des portes, a quant à lui été mis au jour au niveau de la tour-porche, à l’entrée de l’enclos. Il s'agit d'un curseur de balance, détourné de sa fonction première et brûlé. Enfin, plusieurs de ces artefacts ont fait l’objet de mutilations intentionnelles.

Après un hiatus, le secteur sera partiellement réinvesti à compter de l’an 325 jusqu’à la fin du IVe s., voire le début du siècle suivant. On constate en effet qu’un long fossé de drainage et un puits recoupent en totalité la galerie à portique sud.

LE TEMPLE

Dans la moitié nord de l’emprise, les vestiges d’un temple ont été mis en évidence. Deux états de construction successifs ont été reconnus.

Un temple sur poteaux plantés et un dépôt de fondation

Le temple dans son premier état a été découvert à la faveur d’un décapage consistant à démanteler les fondations du temple romain qui lui a succédé. Ce premier édifice en bois s’inscrit dans une aire sacrée (temenos) d’au moins 437 m² (23x19 m) clôturée par une palissade (le péribole). De plan absidal et ouvert a priori vers l’ouest, ce temple primitif, s’élevant sur dix poteaux, occupait une surface de 39 m². Il est possible qu’il ait abrité un foyer ou un autel, mais il n’en subsiste aucune trace. Enfin, le mobilier archéologique indique que ce temple fonctionna au cours de 50 - 30 av. J.-C. à la période julio-claudienne (entre 27 av. J. -C. et 68 apr. J.-C.).

Un trou de poteau bornant la paroi sud du temple initial a livré un lot de 13 monnaies gauloises. Toutes appartiennent à un faciès régional, dans une fourchette chronologique -60 / +50 (100), à l’exception de deux monnaies qui sont peut-être plus anciennes, leur première date d’émission remontant à 150 av. J.-C.
Un petit objet indéterminé vient compléter ce lot monétaire. Réalisé à partir d’un alliage cuivreux, il prend la forme d’un noyau d’olive. Un deuxième objet de même facture a été découvert dans un trou de poteau adjacent, tandis qu’un troisième, issu des déblais du temple, provient certainement de l’une ou l’autre de ces structures. Ces trois pièces de forme et de dimensions quasi similaires (31x9 mm ; environ 8,80 g). peuvent être assimilés à un objet identique issu du sanctuaire de Fesques (Seine-Maritime).

Un temple maçonné

Les fondations maçonnées du temple à plan centré, appelé fanum, ont succédé au temple primitif en bois ; il en est de même pour l’emprise du péribole. Les limites de l’aire sacrée ne sont pas connues, mais on constate que le fanum n’était pas centré dans le temenos. De plan presque carré, la cella mesure environ cinq mètres sur six de côté, pour un espace interne d’environ 17 m². L’édifice est fondé sur un radier de silex assez dense, de même que la galerie de circulation, de 10,50 m de côté et de 1,50 à 2 m de large, les déambulatoires mesurant environ 9 m de long. Seule une partie des fondations des murs nord, est et sud du péribole ont été mises au jour. Par ailleurs, un puits est localisé à l’extérieur de l’espace sacré, mais proche du mur nord du péribole. Ce puits était probablement coiffé d’un édicule circulaire. Sondé jusqu’à 5 m de profondeur, il a livré quelques éléments mobiliers qui suggèrent un abandon à la fin du IIe s. ou au début du IIIe s. Bâti à la fin de la première moitié du Ier s. apr. J.-C. ou dans le courant de la seconde moitié du Ier s., le temple a été désaffecté lui aussi durant la première moitié du IIIe s.

Fig 5 temple armes et ind copieÉvolution du temple en bois vers le fanum maçonné. En haut, à droite : fragment d’orle de bouclier découvert dans St.126 et talon à douille conique d’arme d’hast mis au jour dans le niveau 1033 (temenos) ; en bas, à droite : petits objets indéterminés en forme de noyau d’olive découverts dans St.437 et 445. © Topographie : E. Mariette ; clichés : S. Lancelot ; DAO : S. Guérin, Inrap

L’ÉDIFICE DE SPECTACLE

L’édifice de spectacle compte parmi les huit théâtres antiques recensés dans l’Oise. Il a été construit sur le point le plus haut de l’éminence naturelle, alors que le temple qui lui fait face, s’élève sur un léger versant exposé au nord. Entre les deux, une longue esplanade (porticus post scaenam) de plan quadrangulaire permet la circulation entre les deux monuments. Deux états de construction ont été identifiés pour le théâtre (fig. 4). En effet, une série de structures en creux suggère qu’une construction en bois précéda le monument en partie maçonné (état 2).

Image 10Secteur 2 (plan) : esplanade localisée à l’arrière du théâtre romain (Ier-IIe s. apr. notre ère). Arc de Dierrey – « Le Moulin Brûlé », Estrées-Saint-Denis (Oise), 2014. © Samuel Guérin, Inrap

Un premier théâtre construit en bois

Le plan de l’édifice de spectacle dans son deuxième état reprend celui d’un édifice primitif, de plus petite dimension, dont ont été identifiés l’axe de la façade diamétrale, l’emplacement supposé de la scène et une partie de l’emprise de la cavea.

Lors du décapage des fondations de la façade diamétrale maçonnée, les fonds de trous de poteaux alignés, distants les uns des autres d’environ 1 m, sont apparus. Une structure construite sur ossature bois semble donc avoir constitué cette première façade, sa longueur restituée étant d’environ 50 m. Le dispositif scénique était intégré au centre de celle-ci, à cheval entre l’esplanade qui la borde à l’extérieur et une aire trapézoïdale localisée devant la scène (vestige d’une orchestra ?). Les dimensions de cette scène sont évaluées à 10 m de long contre environ 4,50 m de large, soit une surface d’environ 45 m².

À environ 8 m au sud de la façade diamétrale maçonnée, une aire en forme de demi-cercle prolongé par deux lignes parallèles est circonscrite par une succession de vingt fosses interprétées comme les fosses d’implantation de pieux verticaux qui bordaient la cavea. Du côté nord, une tranchée était probablement destinée à recevoir une poutre de sablière basse, limitant l’emprise de la cavea de ce côté-ci. Finalement, l’ensemble de ces structures a vraisemblablement été aménagé dans le but de contenir une partie des remblais qui constituaient la pente de la cavea. Il pourrait aussi concerner un dispositif supportant une cavea construite intégralement en bois, comme sur le site de Boult-sur-Suippe, à 15 km de Reims, où des fosses rectangulaires semblent avoir servi à l’implantation de pieux verticaux permettant de contenir une partie du remblai interne de la cavea d’un édifice de spectacle en bois d’époque romaine. Dans le cas présent, il manque des données sur la nature des gradins : ces derniers étaient soit en bois, ou bien de simples talus concentriques ont été aménagés, tenant lieu de gradins gazonnés. 

Le théâtre primitif d’Estrées-Saint-Denis paraît avoir été édifié durant la période Pré-augustéenne (50-27 av. J.-C.), voire Augustéenne (27 av. J.-C./14 apr. J.-C.), ce qu’une datation C14 tend à confirmer. De fait, ce théâtre peut être considéré comme le plus ancien édifice de spectacle de l’Oise et, au-delà, comme l’un des plus anciens théâtres de Gaule Belgique.

Le théâtre maçonné

Dans son état maçonné, les vestiges de l’édifice de spectacle se résument pour l’essentiel aux éléments de fondation et aux tranchées de récupération. Sont ainsi conservés les murs périmétraux rectilignes et le mur de scène, les substructions de la scène, l’emprise de l’orchestra, deux tronçons de murs dans la cavea. Des observations réalisées à partir des bermes est et ouest de la fouille ont également permis de constater des apports de sables pour constituer le monticule artificiel sur lequel les gradins s’élevaient. À l’exception de l’hémicycle monumental encaissé, l’ensemble est très arasé.

La façade diamétrale du théâtre maçonné est composée des murs rectilignes ouest et est qui encadrent un mur de scène plus large ; sa longueur est estimée à 68 m. Concernant le mur de scène (11 m de long), il possédait certainement une élévation plus importante, propre à recevoir des décors. C’est d’ailleurs précisément dans ce secteur qu’ont été mis au jour la plupart des éléments décoratifs. Si aucun placage n’a été découvert, en revanche trois morceaux d’une corniche moulurée, un fragment de colonne d’environ 60 cm de diamètre (pour 4 m de haut à l’origine) et trois éléments statuaires, dont un fragment de drapé, sont recensés. Ces derniers apportent un témoignage précieux quant à la présence d’une ou plusieurs statues (ou reliefs) au niveau du mur de scène, sans que l’on ne puisse en préciser davantage la position d’origine ni même identifier le ou les sujets qui étaient représentés (élite locale, figure impériale ou représentation divine ?).

Adossée au mur de scène, l’estrade ou pulpitum est de plan rectangulaire pour une surface occupée d’environ 60 m². Son plancher était supporté par trois murs dont il subsiste principalement les tranchées d’épierrement. La scène occupe en grande partie la surface de l’orchestra, là où le chœur et les musiciens prenaient place. Cet élément architectural est le plus remarquable et le mieux conservé de l’édifice de spectacle. Excavée sur 0,50 m de profondeur, l’orchestra est délimitée au nord-ouest par le mur de scène et les murs périmétraux rectilignes, tandis qu’à l’opposé et latéralement, elle est cernée par un alignement de grandes pierres de taille disposées sur deux rangées. L’aménagement en grand appareil de l’orchestra forme un dispositif original ; 82 dalles en calcaire ont été nécessaires pour le concevoir. Il est interprété comme un couloir de circulation, ce qui est aussi le cas d’un dispositif similaire au théâtre antique de Châteaubleau (Seine-et-Marne).

Enfin, à l’arrière de l’orchestra s’ouvre l’hémicycle de la cavea formé par un monticule de remblais sableux, vraisemblablement maintenus dans la partie inférieure par l’aménagement en grand appareil. À ce stade des recherches, on ignore presque tout de l’emprise initiale de la cavea. En extrapolant sa forme en fonction de la longueur de la façade diamétrale, on obtient un plan semi-circulaire outrepassé. Cette hypothèse permet de restituer un théâtre de 68 m de long sur 60 m de profondeur, ce qui le rapprocherait de celui de Ribemont-sur-Ancre (Somme) construit peu après le milieu du Ier s. (capacité de 3000 à 4000 places). Bien que les accès à la cavea soient méconnus, on peut néanmoins se demander si des entrées latérales n’ont pas été aménagées le long des murs périmétraux rectilignes.

Image 13Secteur 2, théâtre romain. Emprise supposée de la cavea (Ier-IIe s. apr. notre ère). Arc de Dierrey – « Le Moulin Brûlé », Estrées-Saint-Denis (Oise), 2014. © Samuel Guérin, Inrap

Ainsi, le développement et la « pétrification » du monument semble être intervenue au cours du Ier s. apr. J.-C., sans plus de précision. Puis, le théâtre paraît avoir été occupé au moins jusqu’à la fin du IIe s., son abandon intervenant au cours de la première moitié du IIIe s. Enfin, si l’édifice de spectacle est le lieu indispensable pour accueillir la foule et concentrer son attention, celui-ci répond à plusieurs fonctions : il a certainement été le lieu de ludi scaenici (pantomimes et autres manifestations), mais aussi l’espace où se déroulèrent mystères et autres cérémonies religieuses en rapport avec la vie du sanctuaire.