Duo de monnaies dans l’escarcelle des Vikings

Une jeune chercheuse vient de montrer qu’après avoir colonisé une partie de l’Angleterre au IXe siècle les Vikings n’y utilisaient pas une mais deux monnaies. Pourquoi ?

Nicolas Constans

Source - http://archeo.blog.lemonde.fr/

Cuerdale hoard viking silver british museum cropa 768x511L’argent, une passion viking  (le « trésor de Cuerdale » − JMiall − CC BY-SA 3.0)

Elle a failli basculer totalement sous la coupe des Vikings. Mais que s’est-il vraiment passé quand l’Angleterre s’est mise (un peu) à parler scandinave ? Le sait-on vraiment ? Faute de textes qui décrivent comment se sont mêlées des sociétés si différentes, il faut bien, comme souvent, recourir aux vestiges qu’ils ont laissé dans le sous-sol. A commencer par le nerf de la guerre. Lequel était, pour les Vikings du moins, l’argent.

En 789 apr. J.-C., trois bateaux venus du « Nord » arrivent sur une petite île au sud de l’Angleterre. Un officiel s’avance à leur rencontre, afin de les conduire au manoir royal. Les mystérieux visiteurs ne lui en laissent pas le temps : ils le tuent et repartent. Quatre ans plus tard, d’autres navires accostent sur une île plus au nord, près de l’Ecosse. Ils la pillent, massacrent ses habitants et en dévastent l’église. Ce premier raid viking de l’histoire ne sera pourtant qu’un coup de semonce. Car, pendant les quarante ans qui suivent, c’est le calme plat dans les annales anglaises.

Mais les Vikings sont bien là. Ils vont et viennent, établissent des camps dans le sud-est de l’Angleterre. Et dans les années 830, les razzias reprennent. Suivies, bientôt, par des batailles rangées. Plusieurs courriers échangés dans les capitales royales témoignent de l’effroi qui saisit alors l’Europe. Les Vikings ne se contentent plus de seuls butins. Désormais, ils veulent des terres.

En 869, ils rassemblent une grande armée et jettent leur dévolu sur le petit royaume d’Est-Anglie, au nord-est de Londres. Peu à peu, leurs troupes grossissent, sans doute grâce au renfort d’autres flottes vikings guerroyant dans l’archipel britannique. Leur progression semble inexorable. Un à un, les principaux royaumes du centre de l’Angleterre tombent. Ensuite, les Vikings commencent à descendre vers le sud, menaçant le jeune roi du Wessex, Alfred, contraint de se cacher dans des bois et des marais, en 878. Mais dans les mois qui suivent, ce dernier parvient à réunir suffisamment de forces pour infliger une défaite aux Vikings, et les amener à cesser les hostilités.

Pour l’heure, Alfred a sauvé son royaume, mais les Vikings, eux, sont partis pour rester. D’ailleurs, un traité la même année entre le roi et un chef viking nommé Guthrum, a miraculeusement survécu. Il semble définir une zone désormais sous contrôle viking, appelée plus tard le Danelaw (« sous loi danoise »), et couvrant approximativement une moitié nord-est de l’Angleterre.

Incontestablement, les Vikings vont y laisser leur marque. Aujourd’hui, des sculptures, des tombes et des armes témoignent de leur influence. Beaucoup de noms de lieux en Angleterre sont d’origine viking et se concentrent justement dans le Danelaw. Des analyses génétiques et des fouilles suggèrent que les populations anglo-saxonnes et vikings semblent s’être mélangées. Les chercheurs savent aujourd’hui que la population viking était loin d’être négligeable dans certaines régions anglaises, incluant une forte proportion de femmes.

Mais comment fonctionnait cette société « multiculturelle » ? Par exemple, les Vikings se sont-ils comportés en colons, forçant la population à utiliser leur propre monnaie ? Hormis une région au nord-ouest, vers l’Irlande, les historiens pensent que non. Au contraire, arrivés en Angleterre, les Vikings auraient découvert les avantages des pièces anglaises, les poussant à remiser leur monnaie primitive. En effet, les Vikings n’utilisaient pas de pièces de monnaie, mais de l’argent (le métal) au poids. Se délestant de leurs encombrantes balances, ils auraient constaté à quel point il était plus pratique de compter des pièces. Dès les années 870, en effet, certains rois vikings émettent des monnaies à leur nom. Pas de révolution : ils reprennent les habitudes anglo-saxonnes et continuent de faire frapper des pièces de bonne qualité en abondance.

Il y a une quinzaine d’années, un numismate et un archéologue britanniques, Mark Blackburn et James Graham-Campbell, avaient bien signalé quelques découvertes d’argent « au poids » dans certains régions anglaises, les amenant à suggérer que cette « monnaie » viking y avait peut-être aussi circulé. Mais les cas semblaient trop isolés pour convaincre les numismates. D’ailleurs, les archéologues n’en trouvaient pas dans le sud de la zone, là où les Vikings s’étaient particulièrement concentrés.

Mais entre-temps, les découvertes se sont accumulées. Une jeune chercheuse de l’University College de Londres, Jane Kershaw, vient d’en publier l’analyse. Elle a répertorié et localisé plus de 180 découvertes de métal argent en Angleterre, datant de l’époque viking. Celles-ci ont toutes les caractéristiques de la monnaie au poids des Vikings, qui l’utilisaient sous toutes sortes de formes : des lingots, des ornements et des pièces étrangères (coupés en morceaux pour correspondre à un poids précis fixant le montant de la transaction).

Comme en Scandinavie, ces pièces sont en général des… dirhams. Le métal argent qui coule à flots à cette époque dans le nord de l’Europe vient en effet des opulentes dynasties du monde islamique. Pour le peser, celles-ci utilisaient des poids standardisés, en forme de cubes aux coins tronqués ou de billes allongées, que les Vikings vont importer… et amener avec eux en Angleterre, comme l’a montré l’étude de Jane Kershaw.

Poids 300x300Un des poids utilisé par les Vikings pour peser l’argent en Angleterre  (Jane Kershaw)

En outre, l’argent « au poids » trouvé en Angleterre présente fréquemment des marques de couteau laissées par les Vikings pour tester la qualité du métal. Trop dur, l’argent contenait trop de cuivre. Trop mou, trop de plomb. Ces marques, parfois très nombreuses sur les lingots confirment que ceux-ci étaient probablement passés entre de nombreuses mains avant d’arriver à leur destinataire, à l’instar d’une monnaie.

Bref, les Vikings n’ont donc pas abandonné leurs habitudes monétaires en arrivant en Angleterre. Dans le Danelaw, leur argent « au poids » a circulé en même temps qu’ils émettaient des pièces anglaises. Et ce, pendant des décennies : entre 860 et 940, selon les estimations de la chercheuse. « L’étude est solide », souligne Jens Moesgaard, du Musée national du Danemark.

Mais alors, pourquoi s’encombrer de deux monnaies ? La première hypothèse est celle d’une ségrégation forte : Vikings et Anglais ne se mélangeaient pas, chacun gardant sa monnaie. Mais il est peu vraisemblable que les deux économies aient vraiment fonctionné en parallèle. Il y avait forcément des échanges et, par conséquent, nécessité de convertir de l’une à l’autre des monnaies. Or, visiblement les Vikings ne découpaient pas les pièces anglaises et n’en testaient pratiquement jamais l’argent. S’ils n’en n’éprouvaient pas la nécessité, c’est probablement parce qu’ils en reconnaissaient tout à fait la valeur monétaire. Difficile de croire, donc, à une ségrégation complète. En d’autres termes, les bourses des habitants du Danelaw voyaient sans doute passer pièces anglaises, dirhams en morceaux et bouts de bracelet. Peut-être les utilisaient-ils pour différentes choses, un peu comme un homme actuel paie son pain en pièces et un meuble en carte bancaire ?

Un autre morceau du puzzle est que les archéologues retrouvent peu d’argent au poids dans les villes du Danelaw, même celles qu’ils ont pu fouiller relativement en détail. Pourtant, en Scandinavie, c’est l’inverse : le métal au poids abonde dans les cités. Sans doute est-ce lié au fait qu’en Angleterre les ateliers qui fabriquaient et frappaient les monnaies se trouvaient dans les villes. Peut-être qu’il y était interdit d’utiliser d’autres monnaies que les pièces ? Ou peut-être que tout l’argent y arrivant était-il rapidement fondu pour fabriquer ces dernières ?

Une autre raison avancée par Jane Kershaw est la fraude fiscale. Un roi peut tout à fait décider que les pièces de monnaie en circulation doivent être refrappées pour en modifier la valeur et prélever au passage des frais − donc un impôt. Autrement dit, pour les Vikings éparpillés dans les campagnes anglaises, le métal argent aurait été un moyen d’échapper à tout contrôle. C’est peut-être aussi une indication que le pouvoir viking avait du mal à s’exercer pleinement dans la campagne anglaise. Ces Vikings auraient évité du même coup le risque d’une dévaluation et la circulation de fausses pièces.

Mais pourquoi conserver aussi longtemps ces deux monnaies ? D’abord parce que payer avec l’argent au poids était pratique : avec les lingots, les Vikings pouvaient conclure facilement des transactions de montant élevé (dot, terres), tandis qu’avec les morceaux de dirhams, beaucoup plus légers, ils étaient en mesure d’effectuer leurs tout petits achats du quotidien (nourriture, etc.) En outre, les Vikings d’Angleterre pouvaient continuer de commercer avec la diaspora viking établie en Irlande ou en Ecosse, et celle restée en Scandinavie.

Il y a enfin la force de l’habitude, dans un domaine où − l’arrivée de l’euro l’a confirmé un millénaire plus tard − chacun a tendance à être plutôt conservateur. Conserver la petite routine − couper ses dirhams, peser son argent, tester celui qu’on vous tend − était sans doute commode et rassurant pour certains Vikings. Et peut-être aussi une manière de se rappeler qu’au fil des décennies passées sous le crachin anglais ils étaient toujours un peu scandinaves.

J. Kershaw, Antiquity91, 173 190, 2017.