Belfort (France): Place d’Armes : une fortification qui ne devrait pas être là

Philippe Piot

Source - http://www.lepays.fr/territoire-de-belfort/2013/08/11/place-d-armes-une-fortification-qui-ne-devrait-pas-etre-la

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Au centre, sur la photo de gauche, la base d’un ouvrage fortifié dont on peut penser qu’il s’agit d’une demi-lune, non répertoriée jusqu’ici, construite par les Autrichiens entre 1579 et 1636 (Photo Philippe Piot). Ci-dessous, le dessin de L’Hermine de 1675, qui faisait autorité, serait donc faux. La porte des Capucins (à dr.) aurait été protégée, de l’autre côté du fossé, par une fortification qui n’est pas représentée ici.

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La fortification que les fouilles font apparaître, place d’Armes, ne figure pas sur le dessin qui faisait référence jusque-là.

Les deux squelettes découverts place d’Armes, à Belfort, par les archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) occupent nos colonnes depuis jeudi. Cependant, le principal intérêt historique de ce qui a été mis au jour cette semaine ne réside pas là, mais plutôt dans le mur contre lequel ces deux corps étaient enterrés.

Un plan de 1579

Résumons. Selon l’histoire officielle française, Belfort avant Vauban était un cloaque de quelques centaines d’habitants dominé par un château qui avait tout du trou à rats. C’est, à peu près ce que dit le chevalier de l’Hermine dans un texte de 1675. Il joint à ce propos un dessin qui montre Belfort avant Vauban : une ville qui s’arrête à hauteur de l’actuelle cathédrale, délimitée par un bras de la Savoureuse transformé en fossé. Et donc, au-delà de ce méandre (c’est-à-dire l’actuelle place d’Armes), rien, la campagne. Jusqu’ici, cette vue était prise pour argent comptant par les historiens locaux qui fondaient généralement leurs propos là dessus.

Le problème, c’est que ce qui a été découvert cette semaine se trouve à un endroit où il ne devrait rien y avoir selon cette théorie. Vu sa profondeur, ce mur de fortification se trouve en dessous du niveau auquel a travaillé Vauban. Il est donc plus ancien et Vauban a posé ses ouvrages au dessus.

La forme de ce mur titillait cependant Christophe Grudler depuis deux jours : une étrange impression de déjà-vu.

Et oui, effectivement, cette forme existe. Elle se trouve dans un projet de 1579 de Daniel Specklin, l’architecte militaire des Autrichiens. Le document est conservé aux archives de Colmar. Pour les historiens, cependant, c’était juste un projet, quelque chose que les Autrichiens n’avaient jamais réalisé.

Terrain instable

« Or, à l’évidence, ce projet a été partiellement réalisé » , déclare Christophe Grudler qui a passé un moment, vendredi, à calculer la distance de ce mur par rapport à l’ancienne porte des Capucins de Belfort (à hauteur de l’actuelle maison d’arrêt). Conclusion : la découverte archéologique se trouve pile poil, là où le plan de Specklin l’indique.

Pour Christophe Grudler, qui avait participé à l’écriture d’un livre sur les fortifications de Belfort, cela est donc bien la preuve que Belfort était fortifiée au-delà du bras de la Savoureuse avant l’époque française, c’est-à-dire 1636.

Jean-Claude Giroud, architecte et spécialiste des fortifications, pense lui aussi que « cela peut, effectivement, correspondre à une construction de Specklin dont nous avons d’autres exemples en Alsace ». « Les contreforts tiennent compte de la nature instable du terrain. C’est un ouvrage d’inspiration italienne, comme pouvaient en faire aussi en France à la même époque le chevalier Deville ou Ehrard de Bar-le-Duc, les précurseurs de Vauban », argumente-t-il.

La partie dégagée place d’Armes doit correspondre aux fondations. La fortification autrichienne a en effet été rasée par Vauban lorsque celui-ci a organisé la défense de Belfort.

Dans la nuit du 28 au 29 juin 1636, une troupe menée par Louis de Champagne, comte de La Suze, seigneur protestant, gouverneur français de Montbéliard, attaque Belfort par son point faible : la porte des Capucins. Il laisse 28 de ses hommes dans le coup de force mais prend la ville, qui devient donc française. C’était à l’époque une victoire importante pour Louis XIII, et cette prise de Belfort a fait l’objet d’un compte rendu très détaillé, dans le numéro du 23 juillet 1636 de La Gazette de France de Théophraste Renaudot. Et là : bingo. Le texte évoque la présence d’une « demi-lune », c’est-à-dire d’une sorte de triangle fortifié qui protégeait la porte. Pourquoi, dès lors, L’Hermine ne l’a-t-il pas reportée sur son dessin ? « Il s’est passé presque trente ans entre sa prise de note et la publication de son ouvrage. Il a pu oublier. Ou alors, il fallait un peu jouer avec la réalité pour insister sur les bienfaits apportés à Belfort par les Français et Vauban » , avance Christophe Grudler.