Avenches (Suisse): Graffiti antiques, l’écriture au quotidien

Université de Lausanne

Le plus grand ensemble de graffiti conservé dans l’Empire romain recèle de précieuses informations.

Source - http://www.tdg.ch/culture/graffiti-antiques-avenches-lecriture-quotidien/story/29442016

Topelement 8SITE ET MUSÉE ROMAINS D’AVENCHES

Les fouilles réalisées sur le site d’Avenches livrent chaque année une grande quantité de vestiges archéologiques, notamment des fragments de récipients en céramique. Cette vaisselle porte parfois des inscriptions dites «mineures», que l’on appelle des graffiti. Ils désignent des dessins ou des marques littérales gravés à l’aide d’un objet pointu sur l’ensemble des objets domestiques (par exemple les récipients) et artisanaux, ou sur un élément de construction.

Les 1829 graffiti sur céramique d’Avenches constituent des témoignages souvent très «vivants», qui offrent de précieux repères pour estimer les effets de la romanisation et les persistances des traditions indigènes. Soumis à un examen attentif combinant différentes approches, ils nous renseignent sur les pratiques religieuses, sur les modes de consommation, sur les usages commerciaux, mais également sur la composition de la société, via les tendances onomastiques, soit liées aux noms propres. La restitution des inscriptions et l’étude de l’alphabet fournissent également des renseignements importants sur l’écriture, la langue, l’éducation et le degré d’alphabétisation de la population.

Les noms des Helvètes

Ce sont essentiellement des noms qui ont été révélés, quelques messages verbaux, comme des dédicaces ou des phrases liées à la consommation de boisson, mais aussi des indications relatives aux récipients et à leur contenu, ainsi que des dessins figurés (cheval, gladiateur, phallus) et géométriques. Qu’il fût de basse extraction ou au sommet de la hiérarchie sociale, tout un chacun avait la possibilité d’inscrire son nom sur un récipient, par exemple pour signifier une utilisation exclusive, pour protéger son bien du vol, dans des contextes de vie en communauté, dans des occasions particulières de fête, de célébration ou de réunion. Hommes et femmes avaient des habitudes semblables, puisqu’ils gravaient plus généralement leurs noms sous les récipients réservés à la consommation, alors qu’ils avaient tendance à les afficher sur les cruches et sur les récipients culinaires. Cela indique surtout un mode de fonctionnement commun, qui peut être dû à la fonction que l’individu occupe dans la maison, à son degré d’alphabétisation, au souhait de ne pas abîmer de la vaisselle personnelle, ou simplement à la place disponible sur le récipient.

Le corpus onomastique réunit 127 noms, dont 68 sont d’origine latine (22 latins italiens et 46 latins indigènes), 29 d’origine gauloise et 18 d’origine grecque. La répartition linguistique des noms correspond parfaitement aux tendances observées en Gaule: une anthroponymie largement latinisée conservant une empreinte indigène. L’importance des noms latins italiens (Cimber, Laetus) atteste d’une profonde intention de latinité ou d’une présence réelle de colons. La majorité des noms latins et latins indigènes (Atticus, Peruincus) devaient appartenir à des personnes provenant du territoire helvète et fortement romanisées, mais ayant su conserver certaines de leurs traditions.

Si les noms gaulois révèlent assurément la présence d’une population indigène (Smertia, Villo), les noms grecs (Nicomedes, Phosphorus), porteurs d’une forte connotation servile, n’appartiennent pas nécessairement à des individus hellénophones ou hellénisés. La détermination du statut juridique d’un individu n’est possible que si l’on dispose de la nomenclature complète (tria et duo nomina, «trois et deux noms», soit les noms complets d’un citoyen ou d’une citoyenne). A Avenches, seuls un tiers des noms présentent une forme composée, potentiellement attribuable à des citoyens romains (par exemple Quintus Cluuius Macer).

L’étude des noms révèle autant de noms rares indigènes que de noms fréquents latins. Ils se réfèrent principalement à un caractère (Agilis, «agile, rapide»), à la naissance et à l’âge (Quintiana, «la cinquième», et Pusius, «petit garçon»), à l’origine ethnique et géographique (Rhenicus, «rhénan») et aux aspects physiques (Dunia, «la brune»).

Dédicaces religieuses

La présence des divinités Mithra, Jupiter, Mars (Tigurin?) et d’un «Génie» (de famille?) témoigne de la coexistence de certaines pratiques religieuses romaines, indigènes et orientales dans des lieux de culte difficiles à identifier. Il est probable que certaines dédicaces gravées sur la céramique étaient réalisées dans le cadre de la piété domestique des scripteurs, à l’exception de la dédicace à Mars (Tigurin?), mise au jour à l’entrée de l’area sacra du forum, et de l’inscription à Mithra, découverte dans une nécropole. Contrairement aux marques d’appartenance, les dédicaces apparaissent sur une partie visible du récipient et sont réalisées avec une écriture souvent soignée.

La variété des écritures est probablement liée au support et au type de message inscrit, mais elle témoigne également d’une production épigraphique provenant d’un spectre relativement large de la population, qui se tourne vers cette pratique de l’écrit pour répondre à des besoins quotidiens. Dans l’ensemble, le scripteur semble chercher à être compris par une majorité de gens, tout en illustrant ses connaissances de l’écriture quotidienne. Ainsi, le niveau d’alphabétisation des scripteurs devait être suffisant pour leur permettre de lire et d’écrire en latin, comme le révèle la présence des nombreuses marques épigraphiques, notamment des sentences avec des formes verbales, et la rareté des dessins et des croix, très fréquents dans les autres ensembles de graffiti.

La variété des systèmes graphiques, mettant en évidence des compétences et des apprentissages distincts, constitue peut-être un indice pour identifier différentes écoles instruisant les écoliers à l’écriture. Trois exercices d’écriture, sous la forme d’abécédaire et d’une suite de lettres, ainsi qu’une rosace construite au compas, constituent peut-être le signe d’un travail effectué sur un support pratique et peu onéreux, pour apprendre à lire, à écrire et à compter.

Un latin plus ou moins maîtrisé

A Avenches, la langue officielle était évidemment le latin, en particulier dans le cadre de l’administration. Les graffiti témoignent de l’usage plus ou moins maîtrisé de cette langue, ainsi que des survivances du gaulois, qui forment ensemble un dialecte «avenchois», ou une forme de bilinguisme local, perceptible par la présence des noms latins et gaulois, parfois mal déclinés, et l’apport d’éléments caractéristiques de la langue gauloise.

Enfin, la présence des indications chiffrées est à mettre en relation avec les besoins domestiques, de la cuisine et de l’approvisionnement, avec le monde du commerce et de l’artisanat, pour la vente ou pour le contrôle de la production. La sériation des marques de poids et de volume, désignées par la livre (libra) et le setier (sextarius), a permis de confirmer l’utilisation d’abréviations codifiées pour indiquer le poids de la tare, celui du contenu seul ou celui du récipient et de son contenu. L’analyse et l’observation attentives des signes particuliers et de plusieurs divisions de l’unité, qui accompagnent les chiffres, mettent en évidence une certaine maîtrise du système duodécimal romain par des habitants d’Avenches. Les marques de contenu, comme du vin (merum, uinum, mulsum), des boissons salées, aromatisées et sucrées, ainsi que divers mélanges de liquides avec des plantes ou des aromates, comme Ceruesa, «bière», sur une cruche, ainsi que les marques de contenant (lagona, «cruche», patella, «plat régional») nous rapprochent davantage des habitudes alimentaires dans les foyers de la cité.